Passer au contenu principal

24 heures chrono met en scène l’opposition entre les deux grandes théories morales que sont l’utilitarisme et le déontologisme autour de la question de savoir si la fin justifie ou non les moyens. Or certains critiques de 24 heures chrono, choqués en particulier par le traitement de la torture dans la série, lui reprochent de manipuler les spectateurs de façon à tous les transformer en utilitaristes assoiffés de torture, autrement dit à les déteriorer sur le plan moral et à les rendre mauvais. Je montre au contraire que 24 heures chrono rend son spectateur meilleur, ou du moins devrait le rendre meilleur, et m’appuie principalement pour ce faire sur la difficulté pour le déontologiste rigoureux de ne pas se rendre coupable de contradiction performative, notamment celle qui consiste à utiliser des arguments de structure utilitariste pour défendre une position déontologiste.

Les expériences de pensée sont à la fois un instrument de la pratique philosophique et un stimulant pour l’imagination. La question ici posée est celle de la détermination de la valeur de ces expériences de pensée quand elles sont employées dans des œuvres de fiction. On répond que la mise en fiction d’une expérience de pensée, si elle reste associée à une visée argumentative, rend le public moins apte à penser correctement et peut conduire à la remise en question de ses valeurs les plus fondamentales, mais pour de mauvaises raisons. La puissance qu’a la fiction de mettre en scène ces scénarios imaginaires la munit donc du pouvoir de détériorer son public. Afin de justifier cette thèse, l’article s’appuie sur une analyse de la manière dont la série 24 heures chrono met en scène l’expérience de pensée de la bombe à retardement.

L’originalité fondatrice de la minisérie WandaVision (Disney+, 2021) est d’adopter les codes de la sitcom traditionnelle en partant de la période classique des années 1950 pour aboutir au mockumentaire, sous-genre emblématique du nouveau millénaire. Cela produit un décalage comique avec les super-pouvoirs des protagonistes de comics Marvel. Il se révèle cependant progressivement que ce quotidien de sitcom n’est en fait qu’une fiction à l’intérieur de la fiction, protégée par un champ de force électromagnétique : le « Hex ». C’est un safe space dans lequel se tiennent reclus Wanda et (à son insu) Vision. Dès lors, il est permis de s’interroger sur le rôle dévolu à la sitcom dans un tel dispositif : s’agit-il de rendre hommage au genre, ou de le réduire à une échappatoire régressive et infantilisante contre la tyrannie du monde moderne ? En d’autres termes, l’objectif déclaré est-il de célébrer ou de supplanter ce genre séminal de la télévision américaine ? Le présent article se propose de répondre à ces questions en explorant la piste d’une annihilation de la fantaisie domestique des sitcoms par l’imaginaire Marvel, fondé sur la machinerie militariste et les combats manichéens. Se pose en effet la question d’un détournement opératoire et idéologique du genre sitcom pour lui imposer un discours belliciste inhérent au « Marvel Cinematic Universe ».
Dans cet article, je m’appuierai sur l’essai de Stanley Cavell « The Fact of Television » (1982) pour comprendre les caractéristiques distinctives, et par là même les mérites esthétiques considérables, de la récente série télévisée WandaVision – un prolongement du « Marvel Cinematic Universe » diffusé sur Disney+. Il s’agira de rendre compte de la conception générale du médium artistique proposé par Cavell, puis de la caractérisation en particulier du médium télévisuel, avant d’examiner enfin WandaVision à travers le prisme de cette caractérisation. Au cours de ce développement, je contesterai également deux raisons en apparence convaincantes de considérer ce dernier comme superflu, non seulement en ce qui concerne cette série télévisée en particulier, mais aussi en ce qui concerne la télévision en général. Premièrement, le fait que Cavell s’appuie sur la notion fortement contestée de médium esthétique ; et deuxièmement, le fait que cette notion ait été conceptualisée bien avant les changements technologiques radicaux de la télévision, et avant la création de ce qui pourrait sembler être des formes radicalement nouvelles d’art télévisuel (des récits de longue durée dirigés par un seul showrunner créateur de la série comme Les Sopranos ou The Wire), deux éléments qui semblent menacer la pertinence de l’essai dans les débats actuels.

Les attentats terroristes du 11 septembre 2001 ont marqué un véritable traumatisme dans la psyché des États-Unis contemporains. L’administration Bush a immédiatement engagé une « Guerre contre la Terreur », et donné notamment la permission à la CIA de pratiquer des techniques d’interrogatoire voisines de la torture. Cette même torture que l’on rencontre à de très nombreuses reprises dans la série à succès 24 heures chrono qui au lendemain des attentats nous présente Jack Bauer, agent de la fictive Counter Terrorism Unit (CTU). Héros pragmatique et déterminé s’inscrivant dans une longue histoire de vigilantes états-uniens, Bauer n’hésite pas à torturer psychologiquement et physiquement ceux qu’il suspectent d’être des ennemis des États-Unis, se plaçant hors-la-loi pour accomplir ce qu’il estime être une mission juste : protéger son pays. Il convient alors de s’interroger sur la représentation de la torture dans 24 heures chrono, l’impact en termes de perception qu’elle a eu sur les spectateurs, et la comparer avec la torture telle qu’elle a été pratiquée et remise en question dans le cadre de la « Guerre contre la Terreur » menée par les États-Unis.

Les super-héros entretiennent avec le droit une relation faite de paradoxes. Par leur nature même, ils sont des figures qui enfreignent la loi, que ce soit en dissimulant leur identité ou en utilisant leurs pouvoirs, assimilables à des armes interdites sans autorisation spéciale. En dépit de ces violations, le droit et les conséquences légales des actes des super-héros sont rarement abordés dans les récits. Le monde politique, qui devrait réagir à l’existence de tels individus, ne le fait qu’occasionnellement, comme on le voit dans certains arcs narratifs de Marvel où les super-héros sont persécutés, mais ces situations sont rarement explorées d’un point de vue juridique. Les super-héros qui sont aussi des avocats, comme Daredevil et She-Hulk, représentent un paradoxe encore plus évident : ils sont supposés défendre la loi dans leur profession mais adoptent des comportements qui sont à l’opposé de ce principe quand ils endossent leur costume. Les récits de super-héros mettent donc en avant une vision transgressive de la société, où ces personnages illustrent les failles d’un système qui ne parvient pas à les intégrer ou à les réguler. Si les super-héros étaient pleinement intégrés dans un cadre juridique, ils perdraient leur statut particulier et la société ne serait plus présentée comme défaillante. Ainsi, la figure du super-héros demeure une expression de la contestation de l’ordre établi et de la fascination pour ceux qui s’affranchissent des règles.