Contribution
Cette contribution est issue de l’ouvrage collectif : Sylvie Allouche (éd.), 24 heures chrono, naissance du genre sécuritaire ?
Il y a vingt ans, au lendemain du 11 septembre 2001, surgissait sur nos écrans la passionnante série 24 heures chrono (2001-2014, Joel Surnow et Robert Cochran, Fox). Prophétique à maints égards (la diffusion du premier épisode était prévue pour octobre 2001 et avait, suite aux attentats, été décalée de quelques jours), c’est une série pionnière, qui marque les débuts du genre sécuritaire apparu dans les séries puis au cinéma à cette époque.
24 heures chrono présente nombre d’aspects passionnants et controversés. La série met en scène l’agent spécial Jack Bauer (Kiefer Sutherland) en lutte contre le terrorisme, au sein, et parfois en dehors, de la cellule anti-terroriste (fictive) de Los Angeles. Particulièrement reconnue pour son caractère addictif, sa temporalité spécifique et son esthétique innovante, la série se poursuit jusqu’en 2010 pendant 8 saisons, auxquelles s’ajoutera une mini-saison en 2014.
Sur le plan narratif, 24 heures chrono est fondée sur le principe d’une stricte unité de temps (une saison en 24 épisodes suit les 24 heures des « journées les plus longues » de la vie du héros). La série se distingue en outre par l’utilisation régulière du split screen, et use avec une grande agilité de ces deux ressources. Mais en dépit (ou à cause ?) de son succès commercial, elle suscite nombre de critiques : on lui reproche par exemple sa difficulté à renouveler ses schémas narratifs, à quitter Los Angeles, ou encore sa tendance à verser dans la surenchère en termes de menace terroriste ou de complot interne à la présidence des États-Unis.
Au plan politique, la série a incontestablement été le lieu d’innovations cruciales, comme le fait de mettre en scène dès 2001 un homme noir candidat à la présidence, puis élu président des États-Unis, David Palmer (Dennis Haysbert) ; et dans les dernières saisons, une impressionnante femme présidente, Allison Taylor (Cherry Jones). De façon générale, quoique souvent lue comme viriliste, la série a constamment mis en avant des héroïnes féminines fortes, et notamment un personnage de femme ultra-compétente en informatique, Chloe O’Brian (Mary Lynn Rajskub), qui prend au fil des saisons un rôle de plus en plus important.
La série offre une perspective politique et historique spécifique sur les années 2000, décennie dont elle demeure emblématique. C’est pourtant sur ce même plan des valeurs politiques, et plus largement morales, que nombre de critiques ont été formulées. On a par exemple reproché au feuilleton de fonder trop souvent ses décisions morales sur des dilemmes et des situations caricaturales, où le choix met systématiquement en balance le sacrifice de quelques-uns (ou de Jack lui-même) avec le bien du plus grand nombre. Les critiques se focalisent surtout sur deux aspects : 24 heures chrono constituerait un plaidoyer décomplexé pour l’usage de la violence, et de la torture en particulier ; et la série distillerait au fil des épisodes une vision négative des musulmans, dans le contexte difficile des années post-11 Septembre.
La question n’est plus désormais de savoir s’il faut mettre 24 heures chrono au ban des séries, car outre ses indéniables qualités à la fois formelles et divertissantes, ses possibles influences positives et ses moments politiques progressistes, c’est précisément par la façon dont elle nous dérange et interroge nos représentations et positionnements éthiques implicites que la série continue d’être passionnante. 24 heures chrono est désormais un classique des séries populaires, comme en témoignent sa pérennité et sa récurrence sur les plateformes de diffusion en ligne, la multiplication d’articles, d’émissions ou de travaux de recherche portant sur la série, ou encore ses innombrables produits dérivés, dans l’industrie ou dans les réseaux et la production amateure. Si d’aucuns peuvent s’interroger sur l’appartenance de la série au genre sécuritaire qui a émergé depuis et s’est constitué et consolidé dans les années 2010 avec les deux séries paradigmatiques que sont Homeland (Showtime, 2011-2020) et le Bureau des légendes (Canal+, 2015-2020), elle peut au moins être considérée comme son point origine.
Films et séries télévisées populaires représentent et expriment désormais les menaces et les risques constitutifs de l’environnement sécuritaire actuel, le plus souvent du point de vue des services censés protéger la population (renseignement, forces armées, police). Des séries vont même jusqu’à anticiper les menaces, telle Homeland qui a hérité directement des enjeux de 24 heures chrono – et de son équipe, et qui, dans sa saison 5 écrite en 2014, mettait en scène des cellules djihadistes européennes. Ces fictions fournissent des référents culturels communs, qui peuplent conversations ordinaires et débats politiques. La porosité, souvent dénoncée, des frontières du « fictionnel » et du « factuel » facilite l’intégration de ces fictions à une compréhension du monde, mais aussi à une façon d’envisager un avenir partagé, comme le suggère la conclusion de Homeland, plus optimiste que celle de 24 heures chrono.
De fait, les productions cinématographiques et sérielles prennent une place grandissante sur le plan politique. Ainsi, quelques jours après les attentats du 11 Septembre, la CIA initiait une série de rencontres avec des créateurs pour l’aider à imaginer de futurs scénarios d’attaque. Et de façon générale aux États-Unis, en France, en Grande-Bretagne et en Israël notamment, s’est opérée depuis 24 heures chrono une reconfiguration des rapports entre industries du divertissement et institutions de la sécurité nationale sous forme de collaborations organisées, preuve que la fiction est de plus en plus prise au sérieux par les acteurs de la défense et de la sécurité.
24 heures chrono n’a pas été écrite suivant ces méthodes : elle est de ce point de vue la première expression d’un phénomène qui continue de se développer, à savoir le déploiement de la fiction (films et séries) comme outil d’analyse de la violence terroriste et comme véhicule de significations et de valeurs. Elle n’est cependant pas une série réaliste comme les fictions sécuritaires d’aujourd’hui, qui offrent une visibilité inédite d’une dimension de la vie démocratique habituellement retranchée du public : celle du renseignement, du secret et de la raison d’État en action.
24 heures chrono fait en revanche le pari de la confiance dans les capacités du public, souvent présenté comme crédule ou naïf, alors qu’il peut être averti et compétent, et qu’il a formé son goût et son expertise à travers son expérience même de la série ; laquelle offre un moyen, dans le contexte de conflits durables et d’une vulnérabilité globale, d’exprimer les positions morales rivales des protagonistes dans toute leur complexité, et la façon dont s’enchevêtrent en permanence leurs différents niveaux d’existence.
C’est ce que cet ensemble de contributions s’emploie à mettre en évidence.
L’article de Christophe Béal qui ouvre le recueil s’engage ainsi à montrer du point de vue de la philosophie du droit « en quoi la fiction permet d’explorer les problèmes juridiques et politiques que pose l’état d’exception », et plante ce faisant le cadre du débat moral central que soulève depuis l’origine la série, celui de la torture. Les deux articles suivants se placent clairement dans le camp de ceux qui dénoncent 24 heures chrono comme une série qui détériore moralement leurs spectateurs. Théo Touret-Dengreville le fait sur la base d’une comparaison historique avec l’utilisation de la torture et les débats qu’elle a suscités aux États-Unis pendant la période de diffusion de la série, tandis que Raphaël Künstler s’appuie sur une argumentation à la fois épistémologique et esthétique visant à établir que 24 heures chrono est une mauvaise expérience de pensée. Se fondant sur la même grande opposition traditionnelle entre déontologisme et utilitarisme, un autre ensemble d’articles prétend prouver au contraire que la série permet une véritable éducation morale du public : Sylvie Allouche défend ainsi que le visionnage de la série accomplit la mission centrale de la philosophie en obligeant son spectateur à mettre en cohérence ses options morales ; Jeroen Gerrits montre que la série est beaucoup plus fine et nuancée sur le plan moral que la présentation qu’en font ceux qui la dénoncent comme un brûlot utilitariste ; Vanessa Nurock avance, à partir de la théorie du développement moral du psychologue Lawrence Kohlberg, que non seulement 24 heures chrono est une série morale, mais même une série hyper-morale qui évite ce faisant l’écueil du moralisme.
Les articles suivants poursuivent dans cette veine inspirée des sciences humaines : toujours dans une perspective psychologique, Pascale Molinier explique ainsi que « contrairement à ce qu’on pourrait penser du fait de la présence fameuse de scènes de torture, le scénario ne favorise pas particulièrement la jouissance sadique » mais « sollicite plutôt la corde du masochisme, et sur le mode particulier d’une tentative de guérison collective », tandis que Marco Renzo Dell’Omodarme Invernizzi propose de voir dans les séries en général, et dans 24 heures chrono en particulier, une forme moderne de mythologie qui permet de réfléchir collectivement à ce qui fonde la communauté à travers sa mise en tension par la figure de l’ennemi intérieur.
Un autre ensemble d’articles se concentre davantage sur les aspects formels de 24 heures chrono. Si Hugo Clémot tisse encore ensemble considérations morales et esthétiques en montrant comment la série nous éduque sur les attachements que l’on développe, y compris vis-à-vis de personnages qui se comportent de façon immorale, Alexandre et Simon Gefen font valoir la parenté profonde de 24 heures chrono avec la tragédie classique, et plus généralement le théâtre, tandis qu’Élie During met en évidence la façon dont le traitement de l’espace et du temps par la série exprime un singulier « art du contrôle ». Il ébauche aussi en « coda » une réflexion originale sur l’esthétique du revisionnage.
En conclusion, l’article de Sandra Laugier s’intéresse à la « descendance » de Jack Bauer (la série Designated Survivor, l’ultime saison de 24 heures chrono de 2014, et les séries sécuritaires qui ont suivi) tandis que l’article d’Alexandre Diallo propose une analyse de la réception de 24 heures chrono à partir des commentaires d’internautes disponibles sur le site AlloCiné.
Si bien sûr ces articles ont plusieurs thèmes ou motifs communs, et se répondent (l’état d’exception, la torture, le 25e amendement de la Constitution des États-Unis, l’opposition entre déontologisme et utilitarisme, ou entre sadisme et masochisme, le split screen, etc.), on pourra constater que certaines scènes reviennent régulièrement sous la plume des différents auteurs, mettant en évidence ce qu’on pourrait appeler des séquences à haute densité éthique : dans la saison 2 lorsque Jack Bauer abat Marshall Goren ; lorsque Jack fait croire à Syed Ali qu’il a fait assassiner son fils ; ou lorsque dans cette même saison David Palmer fait torturer Roger Stanton ; lorsque dans la saison 4 Jack contraint le docteur qui s’occupait de Paul Raines à le laisser mourir pour prendre en charge quelqu’un d’autre ; ou que dans la saison 5 il tire dans la jambe de Miriam Henderson pour forcer son mari à révéler des informations ; ou lorsque que Jack dans la saison 8 Jack torture Pavel Tokarev, ou qu’à la fin de la saison, il s’en va sous le regard d’un drone… et de Chloe. Ces scènes font désormais partie de notre culture mais aussi tout simplement de notre passé au même titre que celles de l’effondrement des deux tours du World Trade Center le 11 septembre 2001.
Ainsi qu’en témoigne ce corpus de scènes, les articles de ce recueil se concentrent principalement dans leur réflexion, qu’elle soit morale, politique ou esthétique, sur le personnage et les actions de Jack Bauer, souvent implicitement considéré comme le porteur de ce que serait le « discours » de la série, autrement dit il serait non seulement son héros mais aussi son héraut. Les autres personnages ne sont en majorité évoqués qu’en passant, à titre de comparaison ou pour étayer le contexte d’une situation centrée sur Jack. Il faudrait peut-être alors un autre ouvrage pour rendre pleinement compte de la densité de l’expérience du spectateur, convié à partager non seulement certains épisodes trépidants de la vie de Jack, avec leurs lots d’actions, d’émotions et de décisions rapides à prendre, mais aussi – en même temps – ceux d’une multitude d’autres personnages tout aussi, et peut-être parfois plus intéressants, attachants ou intrigants, notamment parmi les « méchants », voire les lâches, les tordus ou les « moralement ambivalents », qu’ils bénéficient de quelques minutes ou de plusieurs heures à l’écran. Citons par exemple parmi les personnages « secondaires » (« supporting » en anglais) qui portent à la fois la série et son héros : Nina Myers, Tony Almeida, George Mason, Ryan Chappelle, David Palmer, Sherry Palmer, Mike Novick, Aaron Pierce, Mandy, Michelle Dessler, Lynne Kresge, Marie Warner, Ramon Salazar, Habib Marwan, Charles Logan, Renee Walker, Allison Taylor, et bien entendu la magnifique Chloe O’Brian.
Vingt ans après la diffusion de son premier épisode, qui fut le début d’une époque dans l’histoire de la culture populaire, on peut en tout cas se demander si 24 heures chrono n’a pas initié les processus curatifs, ou de « care » et de thérapie, que proposent désormais régulièrement les séries télévisées en réponse aux situations d’attaque ou de menace sécuritaire. La série est pourtant une pure fiction, et ce serait une erreur de la réduire à un « miroir de la société » ou à un vecteur d’opinions déterminées en termes de politique internationale. 24 heures chrono, point d’origine post-traumatique du genre sécuritaire, est plus abstraite, plus morale que sa descendance : plus philosophique peut-être.
Citation
Sylvie Allouche & Sandra Laugier, « Présentation », dans Sylvie Allouche (éd.), 24 heures chrono, naissance du genre sécuritaire ? Archive ouverte J. Vrin, visité le 21 novembre 2024, https://archive-ouverte.vrin.fr/item/allouche_laugier_presentation_2021
Éditrices
Sandra Laugier est professeure de philosophie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (UMR 8103 ISJPS), membre de l’Institut Universitaire de France et responsable de l’ERC Advanced Grant DEMOSERIES.
Sylvie Allouche est maîtresse de conférences en philosophie à l’UCLy (EA 1598 Confluence) et chercheuse au sein de l’ERC Advanced Grant DEMOSERIES, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
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