Contribution
Cette contribution est issue de l’ouvrage collectif : Sylvie Allouche (éd.), 24 heures chrono, naissance du genre sécuritaire ?
Les fictions consacrées au système judiciaire occupent une place de premier plan dans l’histoire des séries télévisées et sont devenues un objet d’étude pour tous ceux qui s’intéressent aux représentations de la justice et à leurs répercussions sur la culture populaire1. Avec 24 heures chrono, c’est la sphère constitutionnelle ainsi que le droit international qui investissent l’écran, en nous montrant les procédures institutionnelles et les mesures mises en œuvre par l’exécutif dans une situation de crise majeure. Sur ce point, la série est incontestablement le reflet d’une période décisive dans l’histoire constitutionnelle des États-Unis. L’objet de notre étude n’est pas de mettre en évidence les nombreuses correspondances entre la fiction et les bouleversements institutionnels introduits par la guerre contre le terrorisme. C’est du point de vue de la philosophie du droit que nous aborderons la situation d’urgence présentée dans 24 heures chrono, en essayant de montrer en quoi la fiction permet d’explorer les problèmes juridiques et politiques que pose l’état d’exception. Les vagues d’attentats terroristes auxquelles ont été confrontées les démocraties et les dispositifs normatifs déployés pour y répondre ont suscité, parmi les juristes et les philosophes, un regain d’intérêt pour ce que l’on peut appeler, à la suite de Bernard Manin, le « paradigme de l’exception »2. Les institutions d’exception ont donné lieu à de multiples interprétations parfois rivales3. Notre intention n’est pas d’ouvrir à nouveau le débat autour de ces interprétations mais, plus modestement, de comprendre comment l’immersion dans l’univers fictionnel de la série 24 heures chrono peut apporter un éclairage sur les aspects juridiques et politiques de l’état d’exception.
24 heures chrono comme « fiction constitutionnelle »
Le président des États-Unis est un personnage majeur de la série 24 heures chrono. La saison 1 se déroule lors de la campagne pour l’élection présidentielle et suit le candidat David Palmer, sénateur du Maryland, dont la sécurité est menacée par un groupe terroriste. Élu président des États-Unis (saison 2), puis candidat à sa réélection (saison 3), David Palmer est une figure emblématique de la fonction présidentielle qui a profondément marqué la série. Dans la saison 4, le président des États-Unis, John Keller, qui l’a emporté sur son adversaire Palmer, est victime d’un attentat et doit être remplacé par le vice-président, Charles Logan, personnage complexe, que l’on retrouve comme président des États-Unis dans la saison 5, avant sa destitution pour participation à un complot. La vulnérabilité de la fonction présidentielle est un élément décisif de la saison 6, puisque le président en exercice, Wayne Palmer, le frère de David Palmer, est victime d’un attentat et doit être provisoirement remplacé par le vice-président Norah Daniels. Dans les deux dernières saisons, c’est une femme, Allison Taylor, qui dirige la Maison Blanche et doit faire face à une menace qui ne concerne plus uniquement la sécurité intérieure, mais qui a des implications internationales majeures. La série 24 heures chrono s’inscrit donc dans une importante tradition du cinéma américain qui érige le président des États-Unis en héros de fiction4. C’est notamment le cas de toute une série de films des années 90 qui appartiennent à ce que Jean-Michel Valantin nomme le « cinéma de défense nationale »5, comme, par exemple, Independance day (Roland Emmerich, 1996), Air Force One (Wolfgang Petersen, 1997) ou encore les nombreuses adaptations cinématographiques des romans de Tom Clancy, films qui ont contribué à diffuser dans la culture populaire une certaine représentation de la fonction présidentielle et de la gestion des affaires de sécurité intérieure.
La série télévisée introduit toutefois des éléments originaux dans cette représentation du président des États-Unis. Tout comme la série À la Maison Blanche (The West Wing, NBC, 1999-2006) créée par Aaron Sorkin, 24 heures chrono nous montre la vie privée du président ainsi que les nombreuses interférences qui se produisent entre les affaires conjugales ou familiales et l’exercice des fonctions politiques. Le second élément, sur lequel nous allons nous attarder, est la manière dont la série rend compte du fonctionnement interne de l’exécutif. Le format de la série télévisée permet en effet, bien plus que ne peut le faire une œuvre cinématographique, de consacrer d’assez longues séquences montrant les échanges entre le président et les membres de son cabinet ou les réunions plus officielles avec le département d’État et l’état-major de l’armée. La série permet ainsi au spectateur de suivre en temps réel comment l’exécutif parvient à gérer une situation de crise et d’assister au processus décisionnel avec tous ses enjeux institutionnels, politiques et stratégiques. Mais de telles séquences sont aussi l’occasion d’aborder des questions d’ordre constitutionnel relativement complexes. Nous en donnerons deux exemples.
Le premier concerne le 25e amendement de la constitution des États-Unis qui permet notamment au vice-président d’exercer le pouvoir lorsqu’il s’avère que le président est dans l’incapacité d’exercer ses fonctions. Cet amendement est explicitement évoqué dans la saison 2 (on le retrouve également dans les saisons 4, 5 et 6), lorsque le vice-président Jim Prescott tente de destituer le président David Palmer au motif que plusieurs de ses décisions prouvent son incapacité à gouverner (il a donné son accord pour que le directeur de la NSA, qu’il suspecte d’être impliqué dans un complot, soit torturé, et refuse de lancer une attaque pour riposter aux attentats terroristes, menaçant ainsi la sécurité des États-Unis).
Le second exemple concerne le Posse Comitatus Act, loi fédérale adoptée en 1878 qui interdit notamment au gouvernement de mobiliser l’armée sur le sol américain dans des situations qui ne sont pas prévues par la constitution. Dans la saison 2, le président Palmer décide de mettre en alerte l’armée de terre afin de mettre fin aux émeutes qui secouent certaines villes après l’explosion d’une bombe nucléaire en Californie. Son chef de cabinet, Mike Novick, tente de l’en dissuader en invoquant précisément le Posse Comitatus Act, mais Palmer décide d’enfreindre la loi en raison des circonstances. L’épisode soulève en fait une question constitutionnelle relativement complexe. En effet, une loi fédérale de 1807 (Insurrection Act) autorise le président des États-Unis à déployer l’armée pour des opérations de maintien de l’ordre en cas d’insurrection, de révolte ou de conspiration. En ce sens, la décision du président Palmer pourrait être justifiée si les émeutes auxquelles le pays fait face relevaient effectivement de cette loi, limitant ainsi la portée du Posse Comitatus Act (portée qui sera effectivement réduite par certaines réformes entreprises en 2006 sous l’administration Bush, permettant au président de mobiliser l’armée en cas d’attaque terroriste ou de catastrophe naturelle). Le Posse Comitatus Act est à nouveau évoqué au cours de l’épisode 16 de la saison 7 lorsqu’un membre de l’état-major s’oppose à l’intervention de l’armée pour maintenir l’ordre.
On peut être surpris de voir aborder de telles questions constitutionnelles dans une série populaire s’adressant à des spectateurs qui, dans l’immense majorité, n’ont que des connaissances approximatives du droit constitutionnel. Et pourtant, la sphère du droit constitue un univers familier des séries télévisées comme le montrent l’importance et le succès des séries judiciaires, de Perry Mason (CBS, 1957-1966) à New York police judiciaire (Law and Order, NBC, 1990-2010), en passant par The Practice (ABC, 1997-2004) ou Ally McBeal (Fox, 1997-2002). Ces séries, héritières notamment des courtroom drama qui ont marqué le cinéma hollywoodien, nous plongent au cœur du système judiciaire en montrant comment se forment les décisions au sein d’un tribunal. Elles font partie de ces fictions qui traitent du droit et permettent de comprendre ce qu’est le droit dans une perspective « réaliste » au sens où l’entend le réalisme juridique américain. Cette approche réaliste du droit qui s’est développée notamment au début du xxe siècle en réaction au formalisme juridique et contre certaines interprétations métaphysiques des concepts juridiques, consiste à aborder le droit comme un ensemble de pratiques, de comportements plus ou moins prévisibles, et non comme un ensemble de règles que les juges se contentent d’appliquer en suivant une démarche rationnelle6. Les séries télévisées nous montrent la vie du droit, un ordre normatif dynamique, mais elles contribuent aussi, comme le note Barbara Villez, à une forme de formation civique et juridique des spectateurs. Dans la série 24 heures chrono, ce n’est pas le système judiciaire et pénal qui est au premier plan, mais bien l’ordre constitutionnel ; il s’agit en quelque sorte d’une « fiction constitutionnelle » qui, on va le voir, nous situe à la frontière du juridique et du politique.
L’état d’exception et l’ordre juridique
Dans chaque saison, l’État américain doit faire face à une menace terroriste exceptionnelle qui touche directement le cœur de l’exécutif et amène parfois à prendre des mesures qui vont à l’encontre de la constitution ou portent atteinte à des libertés fondamentales. Chaque journée correspond donc à une situation de crise dans laquelle le droit ordinaire est en quelque sorte suspendu. À ce titre, 24 heures chrono est incontestablement une fiction sur l’état d’exception. Au sens juridique, l’état d’exception est une situation dans laquelle on « suspend provisoirement l’application des règles qui régissent ordinairement l’organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics et l’on en applique d’autres, évidemment moins libérales, qui conduisent à une plus grande concentration du pouvoir et à des restrictions des droits fondamentaux »7. Comme le souligne François Saint-Bonnet, l’état d’exception « se situe au point de rencontre de trois éléments constitutifs : dérogation (ou infraction), référence à une situation anormale et conception d’une finalité supérieure ». Dans l’histoire politique, l’état d’exception a une généalogie complexe et renvoie à des réalités institutionnelles multiples, souvent hétérogènes : dictature romaine, « dictature constitutionnelle » au sens où l’entend Clinton Rossiter8, suspension de l’habeas corpus, état de siège, loi martiale, état d’urgence, pleins pouvoirs…
Dans l’histoire constitutionnelle des États-Unis les institutions d’exception sont principalement la suspension de l’habeas corpus et la loi martiale. En vertu de l’article 1 (section 9) de la constitution des États-Unis, « l’habeas corpus ne pourra être suspendu sauf dans les cas de rébellion ou d’invasion, où la sécurité publique pourrait l’exiger », ce qui revient à reconnaître la possibilité d’une suspension des libertés fondamentales en cas de crise majeure. C’est ce qui a permis à Lincoln, en 1861, d’instaurer un état d’exception en réponse à des mouvements d’insurrection. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, Roosevelt exigea du Congrès des pouvoirs extraordinaires et prit des mesures violant les droits civiques (dont la déportation en février 1942 de milliers de citoyens américains d’origine japonaise). On pense aussi évidemment aux mesures prises par le gouvernement Bush dans la guerre contre le terrorisme, notamment la loi symboliquement baptisée USA Patriot Act qui permet notamment d’incarcérer sans inculpation des personnes soupçonnées de terrorisme ainsi que la création de juridictions d’exception, violant ainsi l’habeas corpus (au cours de l’épisode 18 de la saison 4, il est explicitement fait référence au Patriot Act).
On retrouve dans la série 24 heures chrono chacun des éléments constitutifs de l’état d’exception : une situation d’urgence qui contraint les autorités à prendre des mesures entraînant une suspension temporaire des lois ordinaires et la restriction des libertés publiques au nom d’une fin supérieure, du maintien de la sécurité et de la protection de la population civile. Parmi les mesures qui sortent de la légalité ordinaire, celles qui frappent en premier l’esprit du spectateur sont les arrestations et les détentions illégales, les actes de torture, à l’origine de nombreuses polémiques, mais aussi l’imposition illégale de la loi martiale ou des violations manifestes du Posse Comitatus Act9. Dans le premier épisode de la saison 6, on assiste même à une discussion entre les membres du cabinet qui pose clairement le problème du statut de l’état d’exception. Pour répondre aux attentats qui viennent d’être perpétrés sur le territoire américain, Tom Lennox, chef de cabinet du président Palmer, suggère d’instituer un décret créant des centres de détention pour les citoyens musulmans. Face aux résistances de Karen Hayes, conseillère du président, Lennox tente de justifier ces mesures en invoquant les suspensions de l’habeas corpus imposées par Lincoln et Roosevelt. Le président Palmer s’oppose dans un premier temps à de telles mesures en déclarant qu’il s’est engagé à préserver la constitution et la liberté. Suite à la multiplication des attentats, Lennox finit, via une stratégie habile, par faire adopter son projet initial et instaurer un état d’exception. Cette séquence soulève une question majeure qui sous-tend l’ensemble de la série : quel statut juridique faut-il accorder à l’état d’exception ? Quelle valeur normative peut-on accorder à des mesures qui suspendent la légalité ordinaire et violent certains principes inscrits dans la constitution ? L’état d’exception que nous montre 24 heures chrono est-il une suspension du droit ou bien s’agit-il de dispositions de droit public permettant à un État de droit de faire face à des événements qui menacent sa sécurité ?
À travers ce genre de questions, on perçoit évidemment les nombreux parallèles entre la fiction télévisée et le contexte politique, et plus précisément toutes les mesures prises par le gouvernement américain pour lutter contre le terrorisme. Un des créateurs de la série, Joel Surnow, n’a d’ailleurs jamais caché son soutien à la politique menée contre le terrorisme sous la présidence de Georges Bush. Mais ce n’est pas l’objet de notre étude10. Nous voudrions tenter d’analyser le statut de l’exception dans la série en partant de l’hypothèse que la fiction est une façon d’explorer ce « point de déséquilibre entre le droit public et le fait politique »11, cette zone d’indétermination qu’on a parfois du mal à situer par rapport à l’ordre normatif.
En premier lieu, il est important de noter que, dans 24 heures chrono, la légalité ordinaire peut être suspendue temporairement mais à aucun moment il ne s’agit d’abolir la constitution. L’urgence et la nécessité imposent des mesures qui sortent du droit ordinaire, mais il ne s’agit pas de remettre en cause l’ordre constitutionnel, ni de créer un nouvel État, comme cela pourrait être le cas dans une situation révolutionnaire ou dans le cadre d’une « dictature souveraine », pour reprendre l’expression de Carl Schmitt. À plusieurs reprises, les personnages de 24 heures chrono expriment leur attachement à la constitution des États-Unis et aux principes hérités des pères fondateurs, tout en accomplissant des actes ou en prenant des décisions qui sont ouvertement en contradiction avec les valeurs et les principes contenus dans la constitution. Ainsi, dans l’épisode 18 de la saison 4, Jack Bauer s’apprête à interroger un suspect. L’avocat de ce dernier se présente dans les bureaux de la CTU et proteste contre les conditions de détention illégale de son client. Jack Bauer lui répond par cette phrase : « je ne veux pas outrepasser la constitution, mais ce sont des circonstances extraordinaires ». La constitution est temporairement suspendue tout en restant en vigueur, l’exception étant un moyen de sauver l’État face à une menace inhabituelle. L’institution de l’exception autorise provisoirement à s’écarter de certaines normes constitutionnelles, elle autorise des écarts par rapport à l’ordre normatif, avec pour objectif de sauver ou de préserver l’État de droit. L’état d’exception n’est donc pas une zone de non-droit, ni une suspension totale du droit, il n’est pas totalement extérieur à l’ordre juridique puisque ce sont des normes juridiques qui habilitent certaines autorités en leur attribuant des pouvoirs exceptionnels dans des circonstances déterminées. On sort de la légalité ordinaire tout en restant à l’intérieur du droit. C’est ce dont Giorgio Agamben tente de rendre compte lorsqu’il écrit : « être en dehors tout en appartenant, telle est la structure topologique de l’état d’exception »12. En ce sens, les événements qui se déroulent durant chaque journée de 24 heures chrono ne se situent pas dans un vide juridique mais décrivent une suspension de certains droits définie par le droit.
Cependant, la création et l’institution de cet état d’exception ne sont pas non plus complètement déterminées par des normes juridiques. L’état d’urgence ou de nécessité ainsi que les circonstances qui conditionnent cette suspension de la légalité ordinaire présentent une certaine indétermination. Même si des normes constitutionnelles prévoient de conférer des pouvoirs exceptionnels ou de suspendre certains droits fondamentaux dans des circonstances qui menacent la sécurité nationale, l’essentiel est de déterminer le seuil à partir duquel on peut juger que l’État est face à de telles circonstances justifiant l’instauration d’un état d’exception. Dans la série 24 heures chrono, les tensions et les rivalités qui divisent l’entourage du président concernant les mesures à prendre face aux attaques terroristes (comme l’illustre la séquence de la saison 6 décrite plus haut) sont une façon de mettre en évidence cette indétermination : à partir de quel moment peut-on légitimement suspendre la légalité ordinaire ? Même si l’état d’exception n’est pas situé totalement en dehors du droit, aucune norme juridique ne peut définir à l’avance et de façon précise les conditions de son instauration.
Pour Carl Schmitt, l’instauration de l’état d’exception ne découle pas d’une norme appartenant à l’ordre juridique, mais relève d’une décision politique du souverain. C’est le souverain qui, en dernière instance, décide, par un acte de volonté, de l’existence d’une situation d’exception. Ce type de décision révèle l’essence même de la souveraineté selon la célèbre définition que donne Carl Schmitt dans Théologie politique : « est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle »13. L’auteur ajoute :
Il [le souverain] décide autant de l’existence du cas de nécessité extrême que des mesures à prendre pour y mettre fin. Il est en marge de l’ordre juridique tout en lui étant soumis, car il lui appartient de décider si la Constitution doit être suspendue en totalité14.
Carl Schmitt reproche aux théories de l’État de droit et au normativisme de Kelsen d’avoir occulté cette dimension éminemment politique de la souveraineté en sous-estimant le rôle de la décision dans la création de l’état d’exception. L’État ne peut se réduire à un système de normes, et l’état d’exception permet précisément de mettre en évidence cette irréductibilité du politique :
L’existence de l’État garde ici une incontestable supériorité sur la validité de la norme juridique. La décision se libère de toute obligation normative et devient absolue au sens propre. Dans le cas d’exception, l’État suspend le droit en vertu d’un droit d’autoconservation15.
On pourrait ainsi faire une lecture schmittienne de la série 24 heures chrono et y voir une projection de cette interprétation décisionniste de l’état d’exception, ce qui irait dans le sens de certaines critiques adressées à la série, perçue comme une forme de justification des mesures d’exception imposées par le gouvernement américain, soulignant les vulnérabilités de l’État de droit face à la menace terroriste. Ce modèle décisionniste de l’état d’exception sous-jacent dans 24 heures chrono est en grande partie centré sur la figure du président des États-Unis (les références au Congrès sont extrêmement rares dans la série), comme s’il disposait d’un pouvoir discrétionnaire pour suspendre la constitution. Jack Bauer prétend constamment agir sous l’autorité du président des États-Unis avec lequel il entretient un rapport direct ; il agit en son nom et pour la sauvegarde de l’État dans une situation exceptionnelle qui l’amène à enfreindre le droit ordinaire.
La série semble se prêter aisément à une telle interprétation de l’état d’exception et elle a probablement contribué à promouvoir dans l’espace public cette idée que la suspension de l’État de droit pouvait être décrétée arbitrairement par le pouvoir politique. La fiction télévisée serait comme un des symptômes des fragilités et de l’érosion de la démocratie libérale à l’ère des menaces terroristes, marquant une prééminence du politique sur le juridique.
Il nous semble, néanmoins, qu’une telle lecture tend à minimiser la place que la série accorde aux normes et aux procédures juridiques. Certes, l’état d’exception est la situation qu’une autorité compétente décide de qualifier d’état d’exception, mais cette autorité n’existe qu’en vertu de normes juridiques supérieures. C’est ce qui fait dire à Michel Troper que l’état d’exception « n’est pas une suspension du droit mais qu’il est toujours défini et qualifié par le droit, qu’il constitue toujours la mise en œuvre d’un régime juridique que l’on substitue à un autre conformément à une norme juridique supérieure »16. En cela, l’état d’exception n’a rien de si exceptionnel et ne nous place pas en dehors du droit.
L’état d’exception et le spectre de la guerre civile
Cependant, l’état d’exception que nous montre 24 heures chrono présente un certain nombre de traits singuliers qui laissent penser qu’on ne peut s’en tenir à une conception purement juridique. L’instauration de l’état d’exception modifie radicalement l’exercice du pouvoir. Il ne s’agit pas seulement de prendre des mesures exceptionnelles, portant atteinte à certains droits mais justifiées au nom d’une finalité supérieure. 24 heures chrono nous révèle aussi un état d’exception dans lequel les agents s’affranchissent de la légalité, prennent des décisions arbitraires sans qu’aucune norme ne les y habilite. L’état d’exception n’est pas une suspension totale du droit mais il ouvre un espace où des individus basculent dans l’illégalisme, agissent en dehors de toutes règles. Même si on ne se situe pas dans un vide juridique, l’urgence favorise des comportements qui outrepassent les normes imposées par l’exception elle-même. La situation de crise que nous décrit chaque journée de 24 heures chrono révèle les défaillances et le désordre au sein de l’État. Elle nous révèle une zone d’anomie dans laquelle des individus, et notamment des agents de l’État, s’affranchissent de tout cadre légal par une décision arbitraire ou au nom de ce qu’ils jugent être l’intérêt national. Comme si l’état d’exception prédisposait à des formes de déviance qui le débordent et qui sont contraires à sa propre normativité. Comme l’affirme Giorgio Agamben, l’état d’exception est « un espace anomique où l’enjeu est une force de loi sans loi »17, une situation dans laquelle se libère une violence qui est au-delà du droit.
Cette violence immanente à l’état d’exception s’articule autour d’un clivage ami-ennemi et nous renvoie au spectre de la guerre. Comme l’a bien montré Ninon Grangé18, le paradigme de l’exception est traversé par la hantise de la résurgence de la guerre civile. De ce point de vue, 24 heures chrono nous situe à la frontière entre le modèle juridique de l’exception et la stasis qu’il s’agit de contenir. Dans la série, on constate des chevauchements, des croisements entre des menaces extérieures et des dissensions internes. À la lutte contre le terrorisme se mêle un combat contre un ennemi intérieur, invisible, parfois au plus proche des centres de décision politique, et qui pourrait entraîner la résurgence de la guerre civile. Cet aspect singulier de 24 heures chrono ne fait que se renforcer au fil des saisons, conduisant à une véritable logique complotiste. Tel est le cas lorsque les menaces et les attaques qui justifient l’état d’exception ne proviennent pas d’un ennemi extérieur, mais peuvent impliquer des membres de l’administration et du gouvernement qui prétendent agir par patriotisme et cherchent à infléchir la politique du chef de l’État. Dans la saison 2, Roger Stanton, chef de la NSA, reconnaît sa part de responsabilité dans les événements de la journée et avoue avoir agi sans l’accord du président, ce qui lui vaut d’être suspecté de conspiration et d’être torturé. Dans la saison 5, c’est le président Logan en personne qui se trouve impliqué en ayant décidé de fournir des gaz toxiques à des groupes terroristes. L’état d’exception n’apparaît donc pas comme une façon de répondre à une menace contre l’État, mais s’inscrit dans une stratégie délibérée pour conquérir ou renforcer le pouvoir politique. Il s’apparente alors non pas à une mesure provisoire, mais à une technique de gouvernement.
La série 24 heures chrono opère ainsi brouillage qui rajoute de la confusion à cette notion, déjà fort complexe, d’état d’exception. Elle en révèle l’aspect juridique, comme suspension de certains droits face à des menaces objectives, mais tout en jetant un doute sur l’origine de ces menaces, sur l’identité réelle de l’ennemi et sur les raisons justifiant les mesures d’exception. À la situation d’urgence vient alors se superposer une logique du complot intérieur qui a pu trouver un écho chez une partie du public mais qui détourne la signification première de l’état d’exception.
Un second brouillage tient à la structure même de la série. Chaque saison correspond à une journée de crise majeure au cours de laquelle des mesures d’exception sont décrétées. Cette concentration temporelle tend à laisser au second plan l’ordinaire du droit et de la vie politique. L’enchaînement des saisons accentue cet effet en suggérant une répétition de l’exception. Si l’on peut éventuellement supposer que la série a contribué à faire admettre une forme de banalisation de l’exception, en revanche, elle ne semble pas totalement accréditer l’idée d’un état d’exception permanent. Cette idée qui s’est imposée dans le débat public, en raison de la prolongation de certaines mesures d’urgence ou de la transformation de ces mesures en règles du droit commun, bouscule les conceptions normativistes de l’État de droit et les principes de la démocratie libérale. L’état d’exception, par essence, ne peut être que temporaire. Et dans 24 heures chrono, chaque saison apparaît bien comme une parenthèse, un moment de suspension, qui se clôt par le rétablissement de l’État de droit et de l’ordre juridique. Les terroristes, les ennemis, les traîtres sont mis hors d’état de nuire, mais on peut regretter que la série ne montre pas les suites judiciaires qui marqueraient une phase transitionnelle vers la sortie de l’état d’exception. En revanche, la diffusion de la série correspond bien à un moment de notre histoire qui marque malheureusement le début d’une série d’états d’exception imposés pour lutter contre le terrorisme. Elle est révélatrice d’une conception qui consiste à faire de l’état d’exception un moyen efficace de lutte contre le terrorisme, mais le déroulement en temps réel de la série occulte d’une certaine manière le fait que le terrorisme n’est pas qu’une menace temporaire que l’on pourrait éliminer par des mesures d’exception. La menace terroriste s’inscrit dans la durée, elle est disséminée, et les vagues d’attaques ne présentent pas de lignes claires délimitant un commencement et une fin, contrairement au format imposé par la série télévisée. Par conséquent, on a des raisons de penser que le paradigme de l’exception n’est pas nécessairement approprié pour faire face à une telle menace qui requiert tout un ensemble de mesures sur le long terme et, de ce fait, moins propices au spectacle télévisé.
Pour conclure, notre intention n’était pas ici de prendre position sur le statut juridique de l’état d’exception ni de déterminer s’il est en relation avec l’ordre normatif ou bien s’il s’agit d’un pur rapport de force totalement extérieur au droit. Notre objectif a été de montrer comment la fiction peut, à travers une série télévisée, être une façon de parcourir cette zone d’indétermination que constitue l’état d’exception, d’en saisir toute la complexité, et qu’à ce titre elle constitue un objet digne d’intérêt pour la pensée juridique et politique. Les séries télévisées sont sans aucun doute une projection de la façon dont le peuple perçoit ses institutions et sa constitution. Mais avec 24 heures chrono, tout comme avec certaines séries judiciaires, on a aussi affaire à des univers fictionnels qui rendent possible une certaine réflexion sur le droit, ce qui explique l’intérêt grandissant, dans les universités de droit et parmi les juristes, pour les films ou les séries issus de la culture populaire.
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Notes
1. Voir B. Villez, Séries télé. Visions de la justice, Paris, P.U.F., 2005.
2. B. Manin, « Le paradigme de l’état d’exception. L’État face au nouveau terrorisme », La vie des idées, 15 décembre 2015, https://laviedesidees.fr/Le-paradigme-de-l-exception.html.
3. C. Schmitt, La dictature, trad. fr. M. Köller, D. Séglard, Paris, Seuil, 2000 ; Giorgio Agamben, État d’exception. Homo Sacer, trad. fr. J. Gayraud, Paris, Seuil, 2003 ; François Saint-Bonnet, L’état d’exception, Paris, P.U.F., 2001 ; M. Goupy, L’état d’exception ou l’impuissance autoritaire de l’État à l’époque du libéralisme, Paris, CNRS, 2016 ; N. Grangé, L’urgence et l’effroi. L’état d’exception, la guerre et les temps politiques, Lyon, ENS, 2018.
4. M. Chandelier, Le président des États-Unis vu par Hollywood, Paris, L’Harmattan, 2006.
5. J.-M. Valantin, Hollywood, le Pentagone et Washington. Les trois acteurs d’une stratégie globale, Paris, Autrement, 2003.
6. Pour une introduction à ce courant majeur de la pensée juridique américaine, voir W. W. Fisher, M. J. Horwitz, T. A. Reed (eds.), American Legal Realism, Oxford, Oxford University Press, 1993 ; K. L. Llewellyn, Jurisprudence. Realism in Theory and Practice, New York, Routledge, 2017 ; B. Leiter, Naturalizing Jurisprudence, Oxford, Oxford University Press, 2007.
7. M. Troper, « L’état d’exception n’a rien d’exceptionnel », Le droit et la nécessité, Paris, P.U.F., 2011, p. 99.
8. C. Rossiter, Constitutional Dictatorship. Crisis Government in the Modern Democracies, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1948.
9. La dimension politique et juridique de la série 24 heures chrono a fait l’objet de nombreuses analyses. Voir notamment S. Peacock (ed.), Reading 24. TV against the Clock, London, I.B. Tauris & Co, 2007 ; B. Claycomb, G. Mulberry, « Jack Bauer as Anti-Eichmann and Scourge of Political Liberalism », in J. Hart Weed, R. Davis, R. Weed (eds.), 24 and Philosophy. The World According to Jack, Malden, MA, Blackwell, 2007 ; R. Miniter (ed.), Jack Bauer for President. Terrorism and Politics in 24, Dallas, Benbella, 2008.
10. Ces questions seront en revanche abordées dans les articles suivants du volume (note des directrices de publication).
11. Fr. Saint-Bonnet, L’état d’exception, Paris, P.U.F., 2001, p. 28.
12. G. Agamben, État d’exception. Homo Sacer, trad. fr. J. Gayraud, Paris, Seuil, 2003, p. 61.
13. C. Schmitt, Théologie politique, trad. fr. J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988, p. 15.
14. C. Schmitt, Théologie politique, trad. fr. J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988, p. 17.
15. C. Schmitt, Théologie politique, trad. fr. J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988, p. 22.
16. M. Troper, « L’état d’exception n’a rien d’exceptionnel », Le droit et la nécessité, Paris, P.U.F., 2011, p. 105.
17. G. Agamben, État d’exception. Homo Sacer, trad. fr. J. Gayraud, Paris, Seuil, 2003, p. 68.
18. N. Grangé, L’urgence et l’effroi. L’état d’exception, la guerre et les temps politiques, Lyon, ENS, 2018.
Citation
Christophe Béal, « 24 heures chrono et l’état d’exception », dans Sylvie Allouche (éd.), 24 heures chrono, naissance du genre sécuritaire ? Archive ouverte J. Vrin, visité le 12 novembre 2024, https://archive-ouverte.vrin.fr/item/beal_24_heures_chrono_et_l_etat_d_exception_2021
Auteur
Christophe Béal est professeur de philosophie en classes préparatoires au lycée Descartes de Tours.
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