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Contribution

Cette contribution est issue de l’ouvrage collectif : Sylvie Allouche (éd.), 24 heures chrono, naissance du genre sécuritaire ?

Family Business ou les risques de la communauté dans 24 heures chrono

La littérature scientifique abonde aujourd’hui en travaux d’analyse des produits culturels1 fondés sur des approches différentes2. La culture, entendue au sens des produits culturels – la littérature, le cinéma, les jeux vidéo, les émissions de télé-réalité, les réseaux sociaux et toute la variété de produits disponibles – y est souvent envisagée sous l’angle de ses contenus comme un lieu d’expérimentation de soi, d’apprentissage et de formation morale3. Ailleurs, cette même culture est appréhendée comme un révélateur, un support qui matérialise les questions structurantes, les débats brûlants, les significations pertinentes d’un espace social complexe. Deux fils, qui se tissent et se croisent, que l’on peut facilement distinguer analytiquement. Ces deux approches de la culture en croisent une autre, d’inspiration anthropologique et sociologique, qui s’intéresse, elle, aux pratiques des gens, à l’investissement cognitif et affectif qui accompagne cette praxis ininterrompue dans laquelle advient existence. Ainsi on s’intéresse par exemple aux pratiques des publics et aux communautés d’auditeurs ou de fans. Ce plan se trouve en quelque sorte dans une position orthogonale par rapport aux deux autres, dans la mesure où il se détache en partie des contenus pour se pencher sur les pratiques par lesquelles les publics s’investissent dans leur activité de réception des produits culturels. Cependant, l’activité spéculative s’engage souvent sur plusieurs de ces plans à la fois, mobilisant alternativement et ensemble une analyse de la praxis, des significations mobilisées dans ces produits culturels et de leur structure ainsi qu’une analyse de l’organisation sémio-sémantique de l’environnement social dans lequel les produits culturels sont produits et circulent, devenant ainsi l’objet d’une réception.

Dans mon travail, c’est l’aspect plus proprement centré sur l’analyse des discours véhiculés par la série 24 heures chrono qui alimente la démarche. Dans ce type de démarche, l’idée qui conduit la recherche est que cette série – comme d’autres séries sécuritaires – participe à la réorganisation d’une sémantique du post-11 septembre 2001, une période où un certain nombre de tensions et d’angoisses culturelles se trouvent faire l’objet de récits médiatiques qui prennent des formes très diverses. L’analyse des discours véhiculés et mobilisés par la série devrait nous conduire à comprendre « en quoi » il est possible de dire que 24 heures chrono participe à cette réorganisation et en quoi il est possible de considérer que le récit de 24 heures chrono converge avec et alimente une certaine conception de l’espace social et politique ou, par l’autre versant, en quoi une certaine conception de l’espace social et politique se trouve incarnée dans un certain nombre d’éléments narratifs de la série.

Mon hypothèse est que les événements du 11 septembre 2001 sont devenus le point culminant d’une narration sociale et politique longue qui aboutit à la mise en exergue des fondements sur lesquels reposent l’espace politique et sa protection, qui trouvent une illustration particulière dans les discours mobilisés – de manière implicite ou explicite – dans la série.

Autrement dit, si l’on considère que cette série, comme toute série télé et plus généralement tout produit culturel, constitue une manière de spéculer sur notre présent, la réflexion sur ce « présent » qui la traverse, fait particulièrement écho aux événements du 11 septembre 2001. Écho étrange, dès lors que l’on considère que la série a certes été diffusée après cette date, mais écrite et tournée avant les tragiques événements. C’est le contexte de réception qui donne tout son sens, ici, à notre démarche.

Il est finalement assez aisé de saisir les productions culturelles comme étant des éléments composant un récit, une narration sociale complexe, intriquée et hypertextuelle, mais il semble moins aisé de localiser ce récit quelque part dans l’espace culturel qui est le nôtre. Marika Moisseeff dans une démarche de renversement saisit les productions de science-fiction dans leur dimension structurante et identifie dans ces récits des narrations mythologiques au sens propre (anthropologique) du terme, en leur donnant toute l’épaisseur des mythes :

Pour sa part, la narration mythologique exprime et transmet une idéologie d’une manière qui lui est propre et qui est non dogmatique : sa structure formelle lui permet d’intriquer cosmologie et réflexion éthique en laissant ouverte la possibilité d’interroger les savoirs apparemment établis4.

Or, poursuit l’anthropologue, la mythologie n’assène pas des vérités dogmatiques, mais livre, en quelque sorte, un récit complexe qui organise le monde et notre rapport au monde sur un axe à la fois axiologique et pratique. Il implique donc un autre rapport au récit que celui que la science, la philosophie et la religion exigent, un rapport qui engage les auditeurs (les publics et les récepteurs) à un exercice particulier :

En maintenant le fossé abyssal entre connaissance et vérité, la mythologie est le moteur de remises en question perpétuelles : elle apporte moins de réponses ou de solutions qu’elle n’incite à les chercher en prenant la forme d’une vérité cachée, si voilée qu’elle peut parfois passer pour absurde ou, à l’inverse, comme un message crypté qu’il s’agirait de décoder5.

Il y a quelque chose de culturellement évident (on pourrait dire « naturel » si cela ne nous conduisait pas à devoir justifier trop longuement le choix d’un tel adjectif) dans le fait de s’engager dans l’activité de décryptage des récits. C’est cette activité de décryptage qui est une manière de produire de la connaissance « à propos » de la réalité. Et Marika Moisseeff explicite le type le lien que le récit fictionnel doit maintenir avec l’expérience de la réalité, pour qu’il puisse être saisi dans sa dimension mythologique et donc gnosogène :

C’est, de mon point de vue, cette vérité que porterait la structure narrative propre au mythe et qui en expliciterait le mode spécifique : une dramaturgie qui s’offre d’emblée comme distanciée de la réalité actuelle et commune dans la mesure où elle est située dans une autre temporalité – par exemple, les temps primordiaux ou, au contraire, les temps futurs – ou dans différents plans de l’espace entre lesquels il n’est pas présentement possible pour des humains ordinaires de circuler, alors que les héros mythiques s’en débrouillent fort bien. Le mythe instaure ainsi une distance nécessaire pour se déprendre de la réalité immédiate. Mais dans le même temps, il est capital, pour que la narration accède au statut de mythe, qu’elle entretienne un rapport d’adéquation avec cette même réalité6.

Double exigence donc, selon Moisseeff, celle d’une distance spatio-temporelle et celle d’une proximité (un rapport d’adéquation) avec la réalité, qui permet à la narration d’accéder au statut de mythe. Or, cette double exigence n’est peut-être pas extensible aux récits de tous les produits culturels, tant la distance temporelle propre à la science-fiction semble faire défaut aux contenus narratifs de certaines séries.

L’hypothèse que je mobilise ici, et qui fonde ma démarche, s’appuie entièrement sur le travail de Moisseeff avec l’ambition d’élargir la compréhension de l’anthropologue aux récits autres que ceux de science-fiction, m’appuyant uniquement sur la dimension fictionnelle de ces productions culturelles. En effet, la force de l’approche anthropologique de Moisseeff consiste, à mon avis, à pouvoir mettre en évidence comment une pratique de réception s’organise dans notre espace social et culturel en relation à certaines productions narratives. Il est possible de comprendre l’organisation de ces pratiques de réception selon la structuration de communautés épistémiques et de pratique7 qui régulent ainsi ces mêmes pratiques. Ainsi, ce que met en évidence l’analyse de Moisseeff serait qu’il existe bien une production mythologique dans notre « culture », et que les pratiques qui structurent la réception des récits mythologiques dans d’autres cultures ou sociétés sont celles que nous réservons aux narrations fictionnelles dont certaines se trouvent être l’objet de productions culturelles spécifiques. Par extension donc, il est possible de reconnaître les différents récits – scientifiques, philosophiques, religieux – en fonction des pratiques qui en organisent la réception, en fonction, donc, de la communauté épistémique et de pratique qui régule, en quelque sorte, ses pratiques de réception.

Ainsi trouve un fondement notre hypothèse selon laquelle les récits des séries télé, de par leur nature fictionnelle et parce qu’ils constituent une forme de spéculation sur notre présent et sur la réalité, composant cette mythologie dont nous parle Moisseeff, demandent à être décryptés pour que les discours qu’ils développent soient explicités. L’idée d’une résonance entre récits de nature différente autour de la sécurité et de la menace se trouve ainsi renforcée par le caractère collectif du travail de spéculation qui prend forme dans les narrations des produits culturels.

C’est à ce titre qu’il est possible de dire que l’analyse des discours véhiculés et mobilisés par la série devrait nous conduire à comprendre dans quelle mesure ils participent au renouvellement de la conception de l’espace social et politique.

Plus particulièrement une narration récurrente des séries télévisées – en particulier des séries télé états-uniennes – met en exergue le risque de détournement des forces et des moyens de l’État pour satisfaire des intérêts personnels – qu’ils soient économiques ou qu’il s’agisse tout simplement d’assouvir la soif de pouvoir – de la part de celles et ceux qui sont investi.e.s d’un pouvoir ou qui revendiquent une certaine proximité au pouvoir. Une image qui s’accompagne de l’idée que le plus grand danger couru par la démocratie états-unienne serait celui d’être trahie de l’intérieur (pensons aux séries où le récit politique croise le risque terroriste, comme Homeland8 ou Designated Survivor9 par exemple). Un « intérieur » à échelle variable, de la nation à la famille, une échelle qui repose sur la valeur métonymique de la famille capable d’absorber la nation dans sa compréhension métaphorique (en témoigne l’identification des pères de la nation). Dans ce contexte, la corruption et la trahison constituent des éléments narratifs récurrents qui attestent de l’ancrage dans la réalité sur laquelle les séries spéculent, ne serait-ce que pour évoquer les craintes qui traversent la réalité sociale, ou, dans l’autre sens, pour contribuer à l’édification de la réalité, en concrétisant les craintes à travers un récit structuré.

Dans la saison deux de la série 24 heures chrono – qui en compte neuf – l’intrigue est particulièrement centrée sur les trahisons intrafamiliales, sur la rupture du lien de confiance qui unit les membres d’une même famille. À l’échelle du récit, diverses familles coexistent, des communautés plus ou moins grandes qui entrent en résonance et qu’il est possible d’appréhender comme autant de vues sur cette grande communauté qu’est la nation américaine. Penser ces espaces comme des communautés dans la compréhension qui en est livrée par Roberto Esposito peut nous aider à dérouler la narration cryptée et les significations mobilisées dans ces récits. L’idée étant que la question de la communauté, de sa pensée et de la réflexion politique qui l’accompagne est au centre du débat social, politique et philosophique, débat auquel les séries télé participent pleinement. Or lorsque l’on visionne la série, il apparaît que toutes ces communautés sont construites comme étant à la fois des lieux de confiance et de crainte ; de confiance dans la mesure où il s’agit d’espaces où le secret peut être partagé ; de crainte aussi puisqu’il s’agit d’espaces où cette confiance peut faire l’objet des trahisons les plus féroces. Ainsi la confiance est à la fois le lien structurant et la plus grande faiblesse de ces communautés.

Le service de l’antiterrorisme constitue un de ces espaces communautaires, une zone confinée, protégée et en même temps – en raison des secrets qui y sont conservés – exposée aux risques d’infiltration. Toute l’action s’organise depuis la CTU (Counter Terrorist Unit), royaume, s’il en est, de Jack Bauer, super-agent de l’unité, centre névralgique de l’action antiterroriste, agencée aux plus hauts sommets de l’État, avec le président des États-Unis au centre – du récit, de l’action, des décisions – secondé par son vaillant protecteur qu’est Jack Bauer.

Héros de la série, Jack Bauer n’est pas pour autant plus qu’un pion. Son nom, BAUER, qui signifie berger en allemand, peut aussi renvoyer au « pion », le « pion » du jeu d’échecs. Et comme tout pion il est sacrifiable, s’il le faut, pour sauver des pièces nobles. D’ailleurs, à la page 10 du manuel de la CTU, Bauer lui-même nous explique : « I repeat : we are all expendable »10, nous sommes tous sacrifiables. Ce qui veut moins dire que tous les agents de la CTU seraient des héros en puissance prêts à mourir pour la patrie que le fait qu’ils sont tous sacrifiables pour la cause, ou du moins qu’il faut accepter, dès le départ, d’y laisser peut-être sa peau.

La pensée politique qui oppose communauté et démocratie, nous suggère Esposito11, traduit certes un besoin de réflexion et de théorisation, mais en orientant la discussion vers l’opposition de deux concepts de la théorie politique qui ne sont pas commensurables – linguistiquement et historiquement – elle enracine l’opposition sur un terrain plus friable et implique une perte sémantique conséquente. Esposito a en effet entrepris un travail de réflexion sur la communauté qui va à contre-courant : en revenant aux racines latines du mot et à la compréhension qui est livrée par la littérature et les pratiques à la fois juridiques et profanes de l’esprit communautaire, il suggère un renouvellement de la compréhension de la communauté, fondée sur un « devoir » commun, munus (à accepter les lois de la communauté par exemple). La communauté, nous dit Esposito, n’est pas quelque chose de plus, mais quelque chose de moins, il faut, finalement, renoncer à une partie de soi, se priver de soi-même, ou, dit autrement, c’est seulement en acceptant de se priver de soi-même que des individus peuvent fonder, maintenir et faire vivre une communauté.

Cette compréhension de la communauté entre en forte résonance avec les exigences de la CTU, et cette « sacrifiabilité » qui apparaît dans le récit de la série et dans le manuel des agents comme l’exceptionnalité du statut de l’agent de la CTU pourrait, tout compte fait, être la clé de voûte de toute communauté. La série se révèle alors, dans sa spéculation sur la réalité, comme étant centralement aux prises avec cette problématique du potentiel sacrifice de soi, tout particulièrement pour celles et ceux qui voudraient ou pourraient s’y soustraire, celles et ceux en position de s’arroger un droit d’exemption, une immunitas, susceptible de leur épargner l’accomplissement de leur devoir.

Une analyse sommaire des produits culturels en circulation et en particulier des séries télévisées montre que l’idée d’un ennemi de l’intérieur est régulièrement présente dans les produits culturels états-uniens. Historiquement cette crainte trouve un fondement : de l’attentat d’Oklahoma City du 19 avril 1995 à celui perpétré le 27 juillet 1996 pendant les Jeux olympiques d’Atlanta, des présumées complicités internes des attentats du 11 septembre 2001 à l’attaque à l’anthrax qui a suivi de peu ces derniers. Mais, plus loin encore dans l’histoire, les expériences du maccarthysme (la Peur rouge) et de l’HCUA (House Committee on Un-American Activities) qui naît elle-même de la commission McCormack-Dickstein (n’oublions pas les camps d’enfermement créés sur la côte ouest pour « accueillir » les Nippo-Américains pendant la Seconde Guerre mondiale) témoignent dans le sens d’un fort ancrage culturel de l’idée d’un risque venant de l’intérieur. Sans compter tous les mouvements de libération ou de revendication de droits qui mettent à mal l’idée d’une nation unie, unifiée et compacte.

L’espace des productions culturelles est ainsi largement traversé par cette idée d’un danger interne, d’un ennemi intime, d’une trahison familiale. Elle organise la narration de la production littéraire et cinématographique tournant autour de l’espionnage, mais aussi des séries comme Desperate Housewives, où la structure narrative est rythmée par les trahisons, les infidélités, les cachotteries en tous genres dans un espace familial ou interfamilial. Et que dire de Dr House où, pour le docteur éponyme, l’ennemi est à tel point intériorisé qu’il s’ignore lui-même : non pas que l’ennemi serait tel virus ou telle bactérie qu’il faut combattre ; la lutte qui occupe le plus Dr House est celle qui consiste à mettre en échec les tentatives du patient de cacher la vérité sur sa vie, et donc, sur la véritable origine de sa maladie. Le patient ment ; le savoir s’extirpe par la ruse. Le patient doit donc au bout du compte se trahir et livrer l’information attendue avant que l’irréparable n’arrive. Et pour finir avec les séries qui étaient contemporaines de 24 heures chrono, Dexter mérite une mention toute particulière, tout d’abord parce que cette série est l’une de mes préférées, et ensuite du fait de la figure clé du dark passenger, cette personnalité pathologique et meurtrière qui se niche au plus profond du personnage principal. Si le danger vient de l’intérieur, avec Dexter, nous sommes confrontés à une figure paroxystique de ce danger, où l’altérité dangereuse n’est pas constituée par un sous-groupe, la frange d’une agence ou d’un mouvement politique national, mais par le côté obscur qui double le personnage en clair de Dexter – dont la dextérité n’est pas à prouver – et le hante, lui conférant ce faisant toute son épaisseur. Affirmer que les productions culturelles participent à l’élaboration du récit mythologique ou, dit autrement, à la spéculation collective de notre espace culturel sur lui-même, revient à dire que les productions culturelles, au même titre que la science, la religion et la philosophie, participent d’une réflexion collective, mais selon des règles et des modalités qui leur sont propres. C’est pour cela qu’elles constituent un matériau privilégié, dans la mesure où l’importance de leur diffusion leur assure un public que d’autres formes de spéculation n’auront jamais.

Dans son chapitre sur la « démocratie immunitaire », Esposito, dans un commentaire à propos du travail de Ferdinand Tönnies et de l’articulation communauté/société qui l’organise, souligne :

Le fait que la Gemeinshaft organique dont parle Tönnies […] n’ait jamais existé en tant que telle est à la fois le signe et la confirmation du caractère mythique de la dichotomie qui la fonde : elle n’est qu’une image auto-interprétative de la société arrivée au maximum de son développement – qui coïncide avec les débuts de sa crise12.

Il insiste ainsi sur un point essentiel dans notre approche, à savoir le caractère autofondateur des récits mythiques et des mythologies, c’est-à-dire la fonction performative qu’assument les productions culturelles par rapport à la réalité (l’espace social et culturel) dont elles parlent. Cela nécessite d’être souligné, car toute théorisation – celle-ci ne fait pas exception – participe de la spéculation performative ininterrompue que constitue la culture au sens anthropologique, dans toutes ses formes, comprenant donc la science, la religion et la philosophie, celle que Marx appelle la conscience sociale13.

L’analyse d’Esposito apporte une voie nouvelle à parcourir pour éclairer les significations mobilisées dans ces productions culturelles dont l’objet central de la spéculation est la nature et la structure du lien social lui-même, ses transformations, ses fragilités. Objet qui, comme nous venons de le voir, est très présent, sous des formes diverses, dans les séries télé, et particulièrement ces dernières années dans les séries télé sécuritaires.

Or la voie qu’ouvre Esposito est celle qui repense la communauté non plus – non pas – dans son opposition ou articulation à la démocratie, comme c’est souvent le cas, mais dans un mouvement d’intériorisation, dans l’articulation communauté et immunité (communitas et immunitas), autour de ce munus, avec lequel la communauté entretient un lien positif alors que l’immunité, quant à elle, entretient un lien sous forme de négation. L’immunitas, objet de l’un des travaux centraux de l’œuvre d’Esposito14, est ainsi décrite par le philosophe :

[…] si les membres de la communauté sont liés par la même loi, par la même charge ou le même don à faire – ce sont les signifiés de munusimmunis est, au contraire, celui qui en est exempt ou exonéré, celui qui n’a pas d’obligation par rapport à l’autre et qui peut donc garder intègre sa substance de sujet propriétaire de soi-même 15.

Cette approche nous permet de penser la communauté et ses liens avec la démocratie – avec l’état de la démocratie actuelle, on pourrait dire – à partir de son articulation interne et de revenir à une analyse sociophilosophique épaisse et consistante, qui met en évidence que :

[l]a relation profonde qui lie, en un unique nœud aporétique, communauté et démocratie est par là complètement clarifiée : la démocratie moderne parle un langage opposé à celui de la communauté, dans la mesure où elle a de plus en plus intégré une volonté immunitaire 16.

La philosophie politique de la modernité, nous dit Esposito, embrasse complètement la question de l’immunité, dans des formes différentes : la démocratie devient le lieu par lequel la société s’immunise en un certain sens contre les dérives d’un comportement humain livré aux instincts. Sous diverses formes, nous explique-t-il, la pensée philosophique articule le pouvoir des institutions démocratiques de sortir l’humanité des contingences de la vie (d’alléger son fardeau, en un sens) et de canaliser en même temps la force destructrice de l’espèce. Mais, poursuit Esposito, c’est exactement cette immunisation aux contingences qui finit par décharger les individus des obligations (munus) qu’ils devraient assumer à l’égard des autres. Ce faisant, l’ouverture originelle – au milieu, aux autres – se trouve close, et la démocratie ainsi théorisée, résultant de cette opération de clôture, n’est rien d’autre finalement qu’une forme d’intériorisation de l’extérieur, d’intériorisation de l’altérité, que n’assument plus les individus.

C’est cette tension entre intérieur et extérieur qui est, nous semble-t-il, au centre des narrations des séries télé, car il y va à la fois de la confrontation avec une altérité de l’intérieur17 qui, sur le modèle de l’immunisation biologique, structure l’identité à partir d’éléments exogènes qui réveillent une réponse organique. Mais c’est bien de cette altérité « interne » qu’il s’agit aussi de se protéger, de la déviance et de la force destructrice qui se manifeste à l’intérieur de l’espace social et dont la narration de la série télé ne fait pas l’économie. Lorsque Jack Bauer décide de soumettre des prisonniers à des tortures physiques dans le but d’obtenir des informations concernant des projets d’attentat, la narration déploie un pli supplémentaire, posant la question de ce « contre quoi » nous devrions être immunisés dans notre espace social et politique. Contre nous-mêmes ? Contre notre capacité à faire ressurgir cette violence brutale contre laquelle le conflit se structure ? C’est toute la question, car cette même violence qui est projetée dans l’altérité externe, elle ne l’est qu’au prix de l’avoir d’abord intériorisée comme menace potentielle. C’est en cela que les séries posent la question de ce qui fonde une communauté, et que l’analyse de l’immunité développée par Esposito nous aide à clarifier. Si, comme l’indique le philosophe, il est possible de penser la démocratie à partir de la question de l’immunité parce que nos démocraties sont devenues des démocraties immunitaires, alors il est clair qu’il est possible de soutenir que les séries télé prennent à bras-le-corps cette réflexion et par là même acquièrent une épaisseur toute différente. Elles semblent effectivement avoir affaire aux interrogations sur la nature du lien social et de l’espace communautaire, et elles semblent effectivement mettre en avant cette tension qui gît au fondement du lien communautaire, entendu comme ce munus, cette obligation et ce devoir à l’égard de soi et des autres auquel on ne devrait pas échapper. C’est peut-être ici que gît aussi la sacrifiabilité de tout individu dont nous parle Jack Bauer dans son manuel : il ne peut exister de lien communautaire qu’à condition de renoncer à soi, de se sacrifier en un certain sens, d’accepter d’être perdu.e.s. Et c’est exactement ici que prend forme la tension, car la pensée politique qui s’exprime dans les séries télé fait de la protection de l’espace démocratique – tel qu’il est pensé et vécu dans certaines démocraties – l’enjeu du combat, articulant deux conceptions différentes de la communauté : non plus la communauté du devoir, mais la communauté des murs, des protections, de « l’immunisation contre » toute forme d’altérité qu’elle ne serait plus capable d’intérioriser, minant ainsi aux racines même toute possibilité d’existence d’une forme de communauté au sens propre.

Cela ouvre aussi une autre perspective pour l’analyse des tensions intracommunautaires, ce family business qui semble rythmer la série : par la structure du lien affectif et de confiance, l’espace familial s’édifie à l’encontre de la trahison, dans un contexte de devoirs accrus – sanctifiés par des institutions tel que le mariage – qui exemplifient pleinement le munus qui ordonne la communauté. Et l’on comprend bien que la seule manière de faire persister l’institution et la confiance qui y règne est celle de faire œuvre de renonciation à soi et de soi, d’accomplir pleinement cette obligation qu’on a envers soi et envers les autres. C’est ici, au sein des institutions où les liens sont les plus étroits, les plus intimes, qu’il est possible dans la narration des séries d’interroger la nature même du lien social et affectif. S’il est question de trahisons familiales, c’est aussi que ces trahisons permettent de spéculer sur la nature du lien, sur la négation de soi qu’implique la communauté, sur les risques d’une immunité généralisée qui conduiraient à la défaite des institutions.

Si les séries télé constituent bien un lieu de spéculation, un lieu de production de récits mythologiques – au sens anthropologique, et plus spécifiquement au sens indiqué par Marika Moisseeff – qui incitent et invitent à un travail de décryptage, alors ce à quoi elles invitent est à une réflexion sur la nature complexe du lien social, sur l’ambiguïté foncière de ce lien, et surtout sur la difficulté que nous rencontrons à le penser, empêtrés que nous sommes dans un discours sur la politique qui a fini par dessécher le terrain sur lequel il prospérait, car, s’articulant autour d’une opposition aux fondations fragiles, il passe à côté de la tension essentielle qui structure la communauté : l’immunité (immunitas) que relève Esposito. C’est cela, suggère le philosophe, le pivot de la communauté, lieu hautement tensionnel et paradoxal, s’il en est. C’est dans la constitution de la communauté que l’immunité joue un rôle essentiel, en définissant les limites des exemptions aux devoirs qui la fondent, devoirs et obligations à l’égard de soi et des autres, mais pas uniquement. Dans une certaine mesure c’est contre nous-mêmes que nos démocraties s’immunisent, contre la part en nous qui aurait dû avoir été laissée « en dehors », mais qui, à l’intérieur, travaille à l’édification d’une réponse immunitaire, en incarnant le danger contre lequel ces démocraties s’élèvent, non plus uniquement dans une logique de résistance, mais dans une logique de perte. Perte de soi, perte des valeurs démocratiques.

Alors, on peut voir cette réflexion sur la vulnérabilité traverser les produits culturels, et ainsi déployer une narration de la crainte que, derrière l’histoire d’une lutte pour la préservation des liens affectifs, communautaires, ne se cache en réalité une autre histoire, celle de la chute et de la perte des principes démocratiques, au nom de ces principes même. C’est ici que, comme nous dit Marika Moisseeff, les mythologies ne délivrent pas des vérités claires, édifiées et édifiantes, mais une connaissance vague, d’une nature différente de la science, de la religion et de la philosophie. Une connaissance qu’on n’acquiert que par l’incertitude, par le décryptage, par le conditionnel de l’analyse du récit.

Bibliographie

ESPOSITO R., Immunitas. Protection et négation de la vie, Turin, Einaudi, 1998.

ESPOSITO R., Termini della politica, Milan, Mimesis, 2008 ; Communauté, immunité, biopolitique. Repenser les termes de la politique, trad. fr. B. Chamayou, Milan, Mimesis, 2019.

GUENIF-SOUILAMAS N., « L’altérité de l’intérieur », in M.-Cl. Smouts, La situation postcoloniale, Paris, Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.), 2007, p. 344-352.

KIERNAN D., DAGNESE J., 24. The Official CTU Operation Manual, Philadelphia, PA, Quirk Books, 2007.

MARX K., Introduction à la critique de l’économie politique, Paris, L’Altiplano, 2008.

MOISSEEFF M., « La procréation dans les mythes contemporains : une histoire de science-fiction », Anthropologie et sociétés 29(2), 2005, p. 69-94.

Notes

1. J’utilise ici l’expression « produits culturels » pour indiquer toutes les productions qui sont consommées en tant que « culture », qu’il s’agisse des industries culturelles de masse ou des productions de niche.

2. L’intérêt que je porte aux cultures populaires n’est pas nouveau : inspiré par les travaux de Sandra Laugier, Sarah Ahmed, Martha Nussbaum, Homi Bhabha, Franz Fanon, Iris Murdoch, Jacques Rancière, Pierre Macherey pour n’en citer que quelques-uns, j’ai proposé, dès 2009, aux étudiant.e.s de première année de la licence Culture à l’Université de Lille (ex-Université Lille 3), des cours de philosophie des cultures populaires dans lesquelles les questions philosophiques inhérentes à la culture étaient traitées par et au travers de l’analyse des séries télévisées.

3. Exemplaire à ce titre l’ouvrage collectif : S. Laugier (dir.), Éthique, littérature, vie humaine, Paris, P.U.F., 2006.

4. M. Moisseeff, « La procréation dans les mythes contemporains : une histoire de science-fiction », Anthropologie et sociétés 29(2), 2005 [https://doi.org/10.7202/011895ar], p. 70.

5. M. Moisseeff, « La procréation dans les mythes contemporains : une histoire de science-fiction », Anthropologie et sociétés 29(2), 2005 [https://doi.org/10.7202/011895ar], p. 70-71.

6. M. Moisseeff, « La procréation dans les mythes contemporains : une histoire de science-fiction », Anthropologie et sociétés 29(2), 2005, p. 71 [https://doi.org/10.7202/011895ar].

7. M. R. Dell’Omodarme, Pour une épistémologie des savoirs situés. De l’épistémologie génétique de Jean Piaget aux savoirs critiques, thèse de doctorat en philosophie sous la direction de Chr. Chauviré, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2014.

8. H. Gordon, A. Gansa, G. Raff, Homeland, 8 saisons au 24 août 2020, diffusion originale du 2 octobre 2011 au 26 avril 2020.

9. D. Guggenheim, Designated Survivor, 3 saisons au 24 août 2020, diffusion originale du 21 septembre 2016 au 7 juin 2019.

10. D. Kiernan, J. D’Agnese, 24. The official CTU operation manual, Philadelphie, PA, Quirk Books, 2007, p. 10.

11. R. Esposito, « Démocratie immunitaire » in R. Esposito, Termini della politica, Milan, Mimesis, 2008, trad. fr. B. Chamayou, Communauté, immunité, biopolitique. Repenser les termes de la politique, Milan, Mimesis, 2019.

12. R. Esposito, « Démocratie immunitaire » in R. Esposito, Termini della politica, Milan, Mimesis, 2008, trad. fr. B. Chamayou, Communauté, immunité, biopolitique. Repenser les termes de la politique, Milan, Mimesis, 2019, p. 97.

13. K. Marx, Introduction à la critique de l’économie politique, trad. fr. M. Husson et G. Badia, Paris, L’Altiplano, 2008, p. ii.

14. R. Esposito, Immunitas. Protection et négation de la vie, Turin, Einaudi, 1998.

15. R. Esposito, « Démocratie immunitaire », in R. Esposito, Termini della politica, Milan, Mimesis, 2008, trad. fr. B. Chamayou, Communauté, immunité, biopolitique. Repenser les termes de la politique, Milan, Mimesis, 2019, p. 98.

16. R. Esposito, « Démocratie immunitaire », in R. Esposito, Termini della politica, Milan, Mimesis, 2008, trad. fr. B. Chamayou, Communauté, immunité, biopolitique. Repenser les termes de la politique, Milan, Mimesis, 2019, p. 99.

17. N. Guénif-Souilamas, « L’altérité de l’intérieur », in M.-Cl. Smouts, La situation postcoloniale, Paris, Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.), « Références », 2007, p. 344-352.

Citation

Marco Renzo Dell’Omodarme Invernizzi, « Family Business ou les risques de la communauté dans 24 heures chrono », dans Sylvie Allouche (éd.), 24 heures chrono, naissance du genre sécuritaire ? Archive ouverte J. Vrin, visité le 27 juillet 2024, https://archive-ouverte.vrin.fr/item/dell_omodarme_invernizzi_family_business_ou_les_risques_de_la_communaute_dans_24_heures_chrono_2021

Auteur

Marco Renzo Dell’Omodarme Invernizzi est maître de conférences en médiation culturelle, philosophie de la culture et cultural studies à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (EA 7539 Institut ACTE).

marco-renzo.dell-omodarmeuniv-paris1.fr

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