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Contribution

Cette contribution est issue de l’ouvrage collectif : Sylvie Allouche (éd.), 24 heures chrono, naissance du genre sécuritaire ?

Jack le masochiste

Mais pourquoi devait-il autant souffrir ? Au début du Jour 7, quelqu’un demande à Jack Bauer pourquoi il est revenu aux États-Unis. « Par masochisme » répond-il. Où Jack reconnaît son masochisme moral, le plaisir qu’il prend à se faire du mal. Car il y a toujours une composante érogène dans le masochisme, dans la complaisance au malheur. C’est ce avec quoi se débat Jack tout au long de ses aventures, mais aussi les spectateurs de 24 heures chrono (24, Fox) qui, me semble-t-il, occupent la position d’un moi passif qui délègue à un autre la position sadique : « Fais-moi mal ! ». Cet autre, ici, est moins la personne de Jack que l’intention qui commande au scénario de la série et entend nous faire souffrir avec lui.

Citons un premier niveau, manifeste, du plaisir masochiste, douleur exquise que procure sadiquement la série. 24 heures chrono ne condamne pas seulement à mort les « ennemis » mais aussi des personnages positifs que nous avons appris à aimer, et impitoyablement tués, les uns après les autres. La première victime de cet acharnement scénaristique est l’épouse de Jack, je ne citerai pas tous les autres pour ne pas gâcher le plaisir de nouveaux spectateurs. Jusqu’à la fin, nous ne savons pas de quelles disparitions encore nous aurons à pâtir, ce qui crée un climat d’incertitude et de précarité qui vulnérabilise tous les protagonistes sans exception, jusqu’au héros principal. Entre deux deuils, les spectateurs ont à peine le temps de se remettre. Mais parce qu’il s’agit d’une fiction, un élément de jouissance s’en mêle inévitablement, sinon nous changerions de programme. Or, contrairement à ce qu’on pourrait penser du fait de la présence fameuse de scènes de torture, le scénario ne favorise pas particulièrement la jouissance sadique, notamment parce que la torture est aussi infligée à des personnages auxquels nous pouvons nous identifier, comme Audrey Raines ou Jack lui-même. Il en résulte que 24 heures chrono sollicite plutôt la corde du masochisme, et sur le mode particulier d’une tentative de guérison collective.

Aberrations psychologiques ?

Ma discipline de référence est la psychologie sociale clinique, avec les limites que ce positionnement disciplinaire implique au regard des théories du cinéma avec lesquelles je n’ai pas compétence pour discuter1. L’angle à partir duquel j’interroge le « matériau » mis à disposition par les séries a pour visée les processus d’identification sous-jacents à la réception des œuvres. On pourrait m’adresser la critique de traiter les personnages de fiction, en l’occurrence Jack Bauer, comme s’ils étaiten réels. De fait, c’est sur cette illusion féconde que repose le succès de la réception, au point que certains personnages de fiction nous sont plus familiers, plus proches que nos voisins de palier, pourtant bien réels. De ce point de vue, il ne cesse de m’étonner que les séries créent des univers irréalistes où le fantastique souvent se mêle avec le monde ordinaire. Il suffit de penser par exemple à une série comme Buffy contre les vampires (WB, 1997)2. On ne pourrait croire à l’existence des personnages et s’attacher à eux comme à des êtres réels, quand leurs mondes et leurs aventures sont si incroyablement distants de la réalité ordinaire, s’ils n’étaient pas dotés d’un minimum de caractéristiques psychologiques plausibles ou réalistes. Mais il s’avère aussi que pour répondre aux défis inouïs qu’ils affrontent dans ces univers en distorsion, ils possèdent également des traits de personnalité inhabituels ou impossibles au regard de ce que l’on sait (ou croit savoir) de la psyché. Il s’agit alors de comprendre pourquoi – à une époque donnée – ces mondes impossibles et ces impossibilités psychologiques sont malgré tout des vecteurs d’identification plus puissants que si les personnages et leurs univers avaient été construits sur un mode scrupuleusement réaliste. Ou, pour le dire en d’autres termes, il ne va pas de soi que ce qui s’affiche comme une pure fiction offre un tel accès privilégié à des problématiques psychologiques et éthiques qui résonnent symboliquement avec ce que nous sommes ordinairement, même et surtout si cela implique un certain décalage par rapport aux théories.

Je m’en tiendrai à une problématique restreinte au masochisme moral de Jack. Loin d’être une erreur psychologique ou un personnage mal conçu, Jack, par ses incohérences mêmes, nous renseigne sur le présent de la psyché dans un monde post-11 Septembre, c’est-à-dire sur des transformations peut-être en train de se faire du côté du sens moral et du rapport à la contingence ou au Réel. Car la psyché n’est pas une substance inaltérable à travers le temps et les événements. Plus sûrement peut-on parler, avec Michel Foucault, de formes historiquement situées de subjectivations. Les actions et intentions de Jack se détachent sur la toile de fond d’événements terroristes de grande ampleur qui se succèdent sur le mode de la répétition. Les états d’urgence ont la capacité de contracter l’histoire et de suspendre la logique de temporalité linéaire, disait Walter Benjamin à propos des années 19303. Il ajoutait « dans de tels cas, la pensée n’est pas seulement faite du mouvement des idées, mais aussi de leur blocage ». Idées sidérées, bloquées par la répétition de l’imminence du désastre : 24 heures chrono leur donne cependant une « forme » au sens de la Gestalt ou une traduction culturelle : la réalité de 24 heures chrono s’apparente à un mauvais rêve qui se répète. La psychologie insolite de Jack serait-elle adaptée à cette réalité ?

Le masochisme comme fantasme culturel

Le thème du masochisme pose la question de la moralité sous l’angle de la libidinalisation du châtiment. 24 heures chrono met en scène la capacité des humains à faire souffrir sans fin, mais surtout à se faire souffrir sans fin… sur une certaine scène habilement construite comme une scène fantasmatique. Dans les termes de Teresa de Lauretis, 24 heures chrono est un fantasme masochiste « public » ou « culturel »4. Ce n’est pas si original. Les fantasmes masochistes infiltrent la culture populaire, et Freud n’est pas loin de penser qu’ils sont des plus communs chez chacun d’entre nous5 :

Dans le milieu de mes malades, écrit-il à propos du fantasme « un enfant est battu », c’était presque toujours dans les mêmes livres, accessibles à la jeunesse, dans le contenu desquels les fantasmes de fustigation allaient se chercher de nouvelles stimulations : les ouvrages de la Bibliothèque Rose, La Case de l’oncle Tom et ouvrages du même genre. En concurrence avec ces fictions, la propre activité fantasmatique de l’enfant commençait à inventer une profusion de situations et d’institutions dans lesquelles des enfants étaient battus, ou punis et châtiés d’une autre manière, parce qu’ils n’avaient pas été sages et qu’ils s’étaient mal conduits6.

Quel est le gain de plaisir d’un tel fantasme ? Je n’entrerai pas dans le détail des multiples conceptions du masochisme chez Freud et plus largement en psychanalyse. Je m’en tiendrai ici à l’évocation de sa fonction défensive, donc préservatrice et même restauratrice de la santé, ce qui est le cas quand il érotise/rend plus agréable la passivité, l’impuissance, la douleur physique et tout ce qui se présentait d’abord comme une contrainte imposée par autrui ou par le destin7.

Ainsi les formes empruntées par notre désir ne sont-elles jamais complètement autonomes par rapport au social, au culturel, à l’histoire, même si la créativité psychique qui caractérise le fantasme individuel retravaille et élabore à nouveaux frais ce matériau qui lui est donné de l’extérieur. Le fantasme « privé » structure la réalité psychique en puisant ses matériaux représentatifs, ses figures, ses images ou ses scénarios en partie dans les grands schèmes de l’imaginaire culturel que Lauretis appelle fantasmes « publics » ou culturels. Ceux-ci se renouvellent en permanence ; les mêmes schèmes sont « réhabillés » différemment pour exprimer les angoisses ou les attentes d’une époque. Un fantasme culturel est donc une représentation fantasmatique partagée, et les séries télévisées en sont, aujourd’hui, avec le cinéma, les grandes fabriques ; ce que le théâtre fut à l’Angleterre élisabéthaine, l’opéra dans l’Italie du xixe siècle, ou les romans publiés en feuilletons dans la presse française à la même époque. L’originalité de 24 heures chrono, c’est de proposer un fantasme public masochiste post-11 Septembre. Ce fantasme lui-même s’encastre sur une scène qui représente le trauma sociétal sous la forme d’un cauchemar appelé à se répéter neuf fois8.

Une série onirique

Un certain nombre des critiques faites à 24 heures chrono consistent à lui reprocher, je cite l’argument du colloque qui lui fut consacré en 2011, « sa difficulté à renouveler ses schémas narratifs, à quitter Los Angeles, ou encore sa tendance à verser dans la surenchère presque grotesque en termes de menace terroriste ou de complot interne à la présidence des États-Unis »9. Or ces critiques tombent si l’on considère que l’originalité de 24 heures chrono est d’être une série que je qualifierai d’onirique. Je veux dire que les éléments représentatifs et narratifs qui la constituent relèvent fréquemment de la structure du rêve et non de celle de la réalité éveillée. La série, en effet, est construite selon des règles qui l’apparentent plus à la scène du rêve, du mauvais rêve ou du cauchemar, qu’à une volonté de représenter fidèlement la réalité ou, tout au moins, de viser à travers des artifices fictionnels, un certain réalisme. On pense bien sûr à The West Wing (NBC, 1999-2006) qui se veut au contraire une approche réaliste de la vie à la Maison Blanche. Mais 24 heures chrono n’est pas la seule série à jouer sur l’intrication entre réalité et irréalité. C’est également le cas, par exemple, de Cold case (CBS, 2003-2010) où des policiers résolvent des affaires classées parfois très anciennes. Il s’agit d’une série assez réaliste dans la mesure où l’un des plaisirs qu’elle procure vient de la qualité avec laquelle est reproduite l’époque de l’affaire classée qui constitue la trame de chaque épisode. S’y introduisent pourtant, à la fin de l’épisode, de façon rituelle, attendue et prévisible, des éléments irréalistes. Dans Cold Case, les éléments non réalistes sont toutefois plus proches du fantastique sur son versant fantômale que de l’onirique. En effet, ceux qui reviennent rituellement, une fois l’affaire classée, sont les morts à qui l’on a fait justice, sans générer l’effroi que suscite la plupart du temps l’apparition des fantômes, car ils n’apparaissent qu’une fois la vérité bafouée rétablie, et pour disparaître à jamais. Ceci donne à leur retour un aspect mélancolique, proche du deuil. Ces rapides comparaisons suggèrent ce qui fait la différence : dans 24 heures chrono, il ne s’agit pas de rendre crédible l’évocation du pouvoir états-unien. Ce n’est pas non plus le fantastique qui s’inviterait dans la réalité comme métaphore pour exprimer le deuil, un thème récurrent dans les séries états-uniennes post-11 Septembre. C’est le rapport au réalisme qui est entièrement, dès le départ, et sans équivoque, tordu et distordu. Sous couvert d’une structure en soi-disant temps réel, le récit de 24 heures chrono prend la forme d’un mauvais rêve et répond à une règle post-traumatique. Tout est possible, même l’impossible.

Je laisserai donc ici de côté la dimension d’utopie politique de 24 heures chrono, le fait de mettre en scène dès 2001 un homme noir candidat à la présidence, puis président des États-Unis (David Palmer), et dans les dernières saisons une femme présidente (Allison Taylor), pour souligner que cette utopie politique se découpe de façon étrangement inquiétante sur le fond d’un récit onirique qui rend cette réalité pénible et incertaine10. Or le rêve comme on le sait reprend des éléments de la réalité pour les travestir, les déformer, les déplacer, et pour les élaborer ; il y a un travail du rêve. Le rêve entretient certes des relations avec la réalité, mais il a aussi sa propre logique ou grammaire, ses propres règles11. Et nous connaissons ces règles, puisque nous rêvons, que le rêve fait partie de notre réalité psychique.

Dans 24 heures chrono, me semble-t-il, l’intention n’est pas de reproduire une réalité qui serait crédible, mais de mettre en intrigue l’impossible, ce tout est possible, même l’impossible qui est la révélation traumatique du 11 Septembre pour nous, contemporains. Ceci constitue une tentative de se saisir du Réel, au sens lacanien du terme, c’est-à-dire de ce qui vient « trouer » la réalité, faire effraction et effroi, détruire la réalité comme monde cohérent, ordonné, signifiant. Au xxie siècle, le 11 Septembre est par excellence la figure du Réel12 ; qu’il s’agit d’apprivoiser, de tenter d’atteindre et de symboliser ou tout simplement de contenir, endurer, rendre supportable, inscrire dans des mots, des fictions, un imaginaire. C’est le 11 Septembre qui rend possibles les fictions énormes qui caractérisent 24 heures chrono : destruction de l’avion présidentiel, attaque de la Maison Blanche, attaque à l’arme chimique, attaque à l’arme nucléaire. Ce rêve éveillé, ce sentiment de sortir de la réalité, « pince-moi, ce n’est pas possible », ce n’est pas « vrai », nous l’avons tous fait le 11 Septembre, à l’échelle de la planète, en temps réel, en regardant les Twin Towers s’effondrer deux fois et s’effondrer encore (rediffusion). Les célèbres images des Tours sont une figuration de ce Réel qu’elles ne parviennent pas à dire ou à résorber dans la réalité. Car ces images sont impuissantes, comme nous tous, à représenter la mort quasi simultanée de trois mille personnes, ce réel-là résiste en dehors du champ d’une formulation possible, il demeure inaccessible, irreprésentable, il déborde les images, il sidère l’imagination. Et c’est pourquoi, depuis plus de dix ans, nous regardons tomber indéfiniment les Tours ; ces images qui perdent en réalité par le procédé même de la répétition mortifère représentent « la vêture » ou « l’habillage » du Réel, ce par quoi nous parvenons à le domestiquer en partie, mais jamais tout à fait. Ainsi procède aussi 24 heures chrono, une fiction de l’impossible, proposant une issue fantasmatique pour se secouer de l’effroi et de la sidération.

24 heures chrono réussit magistralement à rendre par ses excès, par leur répétitivité et par leur accumulation, ce sentiment de l’impossible. La distance entre le rêve et la réalité n’est plus si évidente, la réalité ressemble à un mauvais rêve, l’expérience d’être submergé par le Réel rend fou. Le fait même que l’on puisse dire sans préciser l’année « le 11 Septembre », suggère que l’événement est pour ainsi dire gelé hors du temps, ce qui est la temporalité du trauma. 24 heures chrono est une série d’après-coup13, qui reprend dans un registre imaginaire le trauma collectif pour l’élaborer dans une trame érotisée, où la violence n’est plus subie dans l’effraction ou l’épouvante. La violence est mise en scène, autorisant une maîtrise de l’expérience désagréable et, pour ceux qui comme nous furent les spectateurs télévisuels du 11 Septembre, de son indicible composante pulsionnelle, cette excitation désagréable et compulsive de « voyeurs », en même temps que nous sommes tous déplacés, emportés par cette chute, sachant que ce trauma est celui de notre temps, de notre histoire.

Ambiance onirique. Il est frappant que les protagonistes agissent dans un monde essentiellement nocturne, même le jour. On remarque une absence complète ou une rareté des fenêtres dans les principaux lieux ; la CTU, la Maison Blanche, mais aussi les multiples friches industrielles ou docks où se cachent les terroristes, et le nombre important de couloirs, de souterrains, de tunnels, d’architectures labyrinthiques, ce qui est fréquent dans les rêves de fuite, ou dans ceux où l’on se perd dans des dédales, des assemblages de maisons, de rues, de géographies compliquées. Le ciel n’apparaît vraiment que dans quelques séquences, souvent des gros plans sur le visage de Jack, en particulier la séquence finale du Jour 8, quand Jack regarde le ciel où il cherche les drones pour ensuite, tourné vers eux, dire au revoir à Chloe, figure protectrice et double de lui-même. Dans le Jour 8, les formes de spatialité conventionnelle semblent d’ailleurs entièrement soumises aux déformations de l’inconscient, à la condensation et au déplacement : la CTU est un bunker sous terre, mais dans lequel tout est transparent, puisque les cloisons sont en verre, en même temps que le jour se fait voir sur les écrans des drones : dedans dehors dessus dessous jour nuit ici ailleurs.

Le rapport au temps est particulièrement distordu, ce qui est aussi une caractéristique du rêve. Il y a une condensation du temps ; trop de choses se passent en 24 heures, en même temps qu’une dilatation du temps, la journée dure 24 épisodes (un épisode pour une heure condensée en 42 minutes, certes) que le spectateur ne va jamais voir en temps réel (sauf dans les cas où il fait du binge-watching ou un « marathon 24 heures chrono »). Les événements irréalistes sont fréquents dans les rêves, mais j’ai déjà souligné qu’ils le sont également dans quasiment toutes les séries TV ; notamment sous la forme du personnage mort qui revient ; on l’avait cru mort, mais de façon rocambolesque, il a survécu. Dans 24 heures chrono, les personnages morts revenus ont des caractéristiques inquiétantes, ils ne sont pas comme avant, ce qu’ils ont vécu ne relève pas du registre des péripéties du feuilleton de cape et d’épée, ils ne sont ni le Bossu, ni Monte-Cristo, dont l’identité a été préservée en dépit des épreuves. Les revenus de 24 heures chrono reviennent de l’impossible, de l’expérience du trauma. C’est le retour d’Audrey Raines, après avoir été torturée pendant des mois, en petite fille autiste, prisonnière de la relation quasi incestueuse avec son père, prisonnière pour toujours, puisque les deux personnages sont laissés en l’état à la fin du Jour 614. Ou bien ces personnages revenus sont dotés d’une instabilité morale angoissante, ils ne s’appartiennent plus, on ne sait s’ils sont bons ou mauvais, on n’est jamais sûr de leur identité. C’est ce qui arrive à Tony Almeida, collègue et ami de Jack. Après qu’on l’eut cru mort, il revient dans le Jour 7, n’arrêtant pas de changer de bord, ami ou ennemi, de façon très brusque, sans cohérence apparente, comme se transforment sans crier gare les personnages ou les actions des rêves15.

Appartient pleinement au registre onirique la répétition du pire sur le mode du « quand c’est fini, ça recommence », selon un principe d’augmentation de l’excitation au fondement du cinéma gore, qui relève de la modalité de l’excès décrite par Jean Laplanche comme pulsion sexuelle de mort16. De ce point de vue, le moment le plus marquant est peut-être celui où, au début du Jour 6, Jack est sauvé des Chinois dont on apprend qu’ils l’ont torturé pendant deux ans – son corps en porte les stigmates – pour être sacrifié par son ami, le président des États-Unis.

Bien sûr que l’on ne peut rien croire de tout cela, tel n’est pas l’enjeu qui est celui d’une reprise, d’un après-coup. Il s’agit de se reprendre collectivement en maîtrisant symboliquement l’effraction psychique produite par le 11 Septembre. Certains objecteront sans doute que certaines incohérences logiques sont quand même trop gênantes, comme l’explosion atomique du Jour 6 qui n’est quasiment pas suivie d’émanations radioactives ; la contamination semblant magiquement envoyée ailleurs, là aussi comme dans un rêve (ou dans certaines propagandes mensongères). Cela arrive dans les rêves aussi, des « trucs trop gros » nous réveillent avec le sentiment qu’on ne pouvait plus prendre le rêve pour la réalité. Notre réalité occidentale est moins violente que celle de 24 heures chrono, c’est un soulagement.

Dans cette perspective qui consiste à rendre compte non pas de la réalité, mais du Réel, « la difficulté à renouveler ses schémas narratifs » peut aussi être interprétée dans le registre de la répétition ; on pense à ces rêves traumatiques qui n’en finissent pas de se répéter, comme dans les syndromes post-traumatiques. Mais de façon plus ordinaire, nous avons tous des rêves qui se répètent : « j’ai encore fait ce rêve… ». Enfin, on rêve parfois avec des personnages médiatiques importants, des figures condensées qui sont eux tout en n’étant pas tout à fait eux. Le spectateur sait bien que tous ces présidents de la série et les attentats subis par les États-Unis de la série appartiennent au registre de la fiction. Ces États-Unis-là n’existent pas et les personnages de fiction n’existent jamais, même si on pourrait argumenter des liens très étroits entre les États-Unis de 24 heures chrono et la « réalité ». L’interaction entre la fiction et la réalité, ce mouvement d’aller-retour entre les deux, n’est plus à démontrer17. Toutefois, parce que, dans 24 heures chrono, se superpose à la dimension d’utopie politique cette dimension onirique, les personnes politiques sont vraiment bizarres et inquiétantes, comme dans une quatrième dimension qui ne dirait pas son nom. Je pense aussi à la musique de l’ultime épisode du Jour 7 qui évoque celle de The Twilight Zone (CBS, 1959). Ce qui est mis en jeu est en effet un autre niveau de réalité, celui de la réalité psychique aux prises avec le Réel du trauma.

Un enfant est battu

L’attrait des séries n’est pas exclusivement érotique mais, sans la dimension érotique, on ne se laisserait pas prendre dans le processus de la répétition qui fait à la fois l’intérêt et la limite des séries. Ainsi Cold Case joue sur les ressorts du deuil, de la perte, de la remémoration, de ce que l’on pense devoir aux morts pour qu’ils soient en paix. Cet univers retient l’attention des spectateurs grâce à l’attraction troublante exercée par la mystérieuse Lili Palmer, laquelle incarne une forme de mélancolie érotisée. Qu’est-ce qui nous excite chez Jack, le blondinet au regard de chien battu ? Il y a un plaisir sexuel à voir souffrir Jack, parfois comme victime involontaire de sévices ou de tortures chinoises, dans une position passive et « féminine », mais aussi à travers ses comportements masochistes actifs qui soutiennent une hyperactivité compulsive pour « sauver la planète ».

Comme l’a bien montré Freud dans On bat un enfant, le fantasme se déploie dans toutes les dimensions réversibles de l’actif/passif18. Plaisir à être battu, plaisir à voir battre son rival, plaisir à le battre, plaisir à se voir battu. Même si l’on sait bien que, sur la scène du rêve, le rêveur occupe toutes les positions (celle de la victime comme celle de l’agresseur), le personnage de Jack se prête plutôt pour les spectateurs à une identification masochiste. Comme agresseur, il me semble que Jack est beaucoup plus distant, beaucoup moins libidinalisé qu’en tant que victime. Quand on l’accuse de cruauté, ce qui est récurrent, Jack se défend par une position d’identification à l’agresseur : les méthodes de celui-ci sont violentes, les siennes aussi. À l’attentat perpétré par l’autre répondrait la violence comme seul langage possible. La torture s’inscrit pour lui dans une conduite globale où tout est possible et où il se fait beaucoup plus de mal qu’il n’en fait à autrui. Dans le Jour 8, où il tue pour venger la mort de Renee Walker, agissant par vengeance personnelle, et non pour le compte de l’État, il est frappant de voir qu’il exécute ses victimes et ne les torture pas. Le traitement que Jack inflige cependant à Pavel Tokarev, le meurtrier de Renee, permet par contrepoint de mettre d’autant mieux en évidence sa posture habituelle. Car cette fois-ci, oui, il y a quelque chose d’un retournement sadique de Jack, et on sent la différence, mais c’est un moment exceptionnel, qui exprime son désespoir de voir once again une femme qu’il aime mourir par sa faute, et qui se situe à la toute fin (épisode 21) de ce qui devait constituer la dernière saison de la série – avant sa brève et tardive réanimation pour une demi-saison en 2014. La jouissance sadique – la cruauté – est en revanche régulièrement exprimée par d’autres personnages de la série, par exemple dans le Jour 7 par le sénateur Mayer qui préside la commission jugeant Jack pour ses actions criminelles, ou par Olivia, la fille ambitieuse et sans scrupules de la Présidente Taylor. Le scénario se débarrasse d’ailleurs de Mayer de façon « sadique » vis-à-vis des spectateurs en le tuant à l’instant précis où il devenait sympathique, tandis qu’Olivia disparaîtra dans une prison. Des personnages de pouvoir qui ne se salissent jamais les mains, il y en a beaucoup au fil des saisons, dans la CTU ou dans l’administration de la Maison Blanche, que l’on prend plaisir à haïr beaucoup plus que les « ennemis » à proprement parler. Le président Charles Logan, quant à lui, ne jouit pas directement de la cruauté, même s’il la laisse s’exercer sous ses ordres ; il jouit narcissiquement du pouvoir. L’acteur Gregory Itzin rend très bien ce caractère imbu (et ridiculement emphatique) quand il ouvre la bouche en redressant le cou (Jour 8).

Sauver le monde : un destin compulsif

Jack n’est pas libre de « sauver la planète », il y est poussé, non par des forces extérieures, mais par une poussée interne irrésistible. Jack est le jouet de son inconscient, mais cet inconscient, c’est l’une des forces de la série, n’est jamais dévoilé. Nous n’avons pas accès aux introspections, aux rêves ou aux fantasmes de Jack (ni à ceux des autres personnages). Nous ne sommes spectateurs que des comportements « irrationnels » de Jack sans rien comprendre de ses motifs. Sa psychologie nous échappe, l’identification ne peut jamais être complète, Jack nous reste étranger, comme il l’est pour son entourage et aussi pour lui-même. Au début du Jour 1, on pourrait croire voir les choses du point de vue de Jack, à cause de la narration en première personne (« c’est le jour le plus long de ma vie »). En réalité, on ne cesse de regarder Jack depuis une position extérieure jusqu’à l’ultime séquence du Jour 8 qui se déroule « sous le regard des drones »… sous le regard de Chloe, donc, celle qui regarde. Il faudrait se demander si tout spectateur n’est pas identifié dans la position féminine, complice et protectrice de Chloe, sorte d’alter ego de Jack, comme lui dotée d’un fonctionnement apparenté aux états-limites.

Jack agit de façon masochiste, dans la mesure où il va contre ses intérêts immédiats, et même à l’encontre de son autoconservation. Mais certains parleraient plutôt d’« état-limite », la poussée mortifère ne donnant guère lieu à des refoulements ou à des formes possibles d’élaboration psychique, mais à des actions-décharges et à une addictivité destructrice de la personne et de son entourage19. Il est frappant que le père d’Audrey Raines dise à Jack : « vous êtes maudit, vous tuez tous ceux que vous touchez ». Sauver le monde s’apparente, chez Jack, à un comportement compulsif dans la mesure où il ne « peut pas s’en empêcher », qu’il s’agisse de sauver l’humanité tout entière ou, comme il le dit, « quinze personnes dans un bus ». Même s’il sait devoir le payer très cher. L’excitation produite par le passage à l’action, comme la souffrance endurée, sont censées, face au sentiment du vide psychique, faire sentir la vie en soi. Cet état psychologique « aux limites » du personnage pourrait bien traduire avec justesse un sentiment collectif plus global, le vœu de n’être plus condamné à une impuissance mortifère face à des événements qui nous dépassent.

Le comportement-décharge des états-limites est déplacé du domaine de l’addiction à celui de la lutte anti-terroriste. Cette « option missionnaire », cette incapacité à ne pas sauver le monde malgré lui, apparaît comme un symptôme, beaucoup plus qu’un choix rationnel. « Le moi n’est pas maître en son domaine » dirait Freud. Jack n’est pas admirable car il ne sauve pas le monde pour de bonnes raisons morales, simplement il ne peut pas ne pas, et c’est ce qui fait de Jack non pas un tortionnaire brutal mais un héros vulnérable. C’est aussi ce qui fait que l’on s’interroge sur ce que l’on aurait fait à sa place ou sur ce qui motive nos responsabilités : principes abstraits, grandeur d’âme, profondeur de vue ou bien compulsion, impossibilité de faire autrement ?

Un héros sans surmoi

Dans la théorie freudienne, le surmoi est l’instance morale intériorisée, sauf que du point de vue des théories morales, le surmoi n’est justement pas très moral, il est alimenté par les forces pulsionnelles du ça et correspond à une forme de sadisme retourné contre soi. Il pousse le sujet à respecter les règles avant tout par crainte des représailles parentales, reliquat de l’Œdipe. Or la compulsion de Jack n’est pas surmoïque car elle le pousse au contraire à ne pas respecter les règles, à passer outre l’ordre social et moral. N’ayant pas la rigidité morale compulsive du surmoi, il ne connaît pas non plus l’angoisse de la transgression du névrosé ordinaire, et peut recommencer à transgresser sans fin. En outre, si le surmoi est l’intériorisation de la loi du Père, il y a un sérieux problème, puisque le père de Jack est, selon les dires de la CTU, un « sociopathe », responsable des deux ans de tortures chinoises infligées à Jack, et l’assassin de son autre fils. Jack aurait-il plutôt intériorisé la sociopathie paternelle, c’est-à-dire la capacité à se situer en dehors des règles du commun ? Pourtant, Jack a bien une « morale » qui lui vient d’ailleurs que du surmoi sans pour autant échapper à la pulsion/compulsion. On ne comprend pas très bien comment cela est possible, je reviendrai plus loin sur cet irréalisme moral au regard des théories psychopathologiques.

Jack est-il lui aussi un sociopathe ? Selon la nosographie nord-américaine, le DSM-IV-TR ou le ICD-10, la sociopathie est un trouble de la personnalité qui caractérise les personnes antisociales et particulièrement celles pour qui les normes sociales sont ignorées. Les personnes diagnostiquées comme sociopathes présentent des troubles liés à l’expression et au ressenti des émotions humaines aussi bien à l’égard d’autrui qu’à l’égard d’eux-mêmes. Concrètement ils ne peuvent ressentir aucune peur ou crainte à la possibilité d’une quelconque souffrance ou douleur physique ; ils ne respectent ni leur intégrité, ni celle des autres, et se caractérisent par une absence de culpabilité ou de remords dont rend compte leur indifférence vis-à-vis de leurs actes délictueux ; ils ne cherchent pas non plus à donner des excuses plausibles pour avoir porté préjudice à autrui. Les auteurs d’attentats terroristes sont considérés comme des sociopathes20.

Parmi les critères définitionnels de la sociopathie, on note, outre une tendance à l’agression physique, une impulsivité qui rend incapable de prévoir à long ou à court terme ; des problèmes judiciaires récurrents qui attestent d’une incapacité à se conformer aux normes sociales et codes culturels, une irresponsabilité chronique, indiquée par l’incapacité à tenir des engagements soutenus ou d’honorer des obligations financières.

Si Jack était sociopathe à 100% (comme son père), il n’éprouverait aucune empathie pour personne et aucun regret – il lui serait impossible de comprendre ce que ressent Renee Walker, de jouer avec sa petite fille ou de penser tendrement à sa fille. Jack est brutal avec les ennemis/tendre avec ses proches, il est émotionnellement clivé, mais d’un clivage qui n’est pourtant pas très étanche, puisqu’il épargne un « ennemi » quand celui-ci dit être père d’une petite fille (l’assistant de Logan dans le Jour 8). Or le clivage a bien été décrit comme une modalité particulière du sens moral. Celui-ci fonctionnerait alors en secteurs, ce qui permettrait de faire le mal dans le champ social (licencier, humilier, harceler) tout en restant un bon père de famille dans l’intimité. Cependant, selon ces descriptions, le côté de la personnalité qui autorise à faire le mal (ou plus exactement à obéir à des règles iniques) impliquerait des comportements froids, dénués d’affects, calculateurs et pragmatiques. Le fonctionnaire nazi Eichmann serait le prototype de cette « normopathie » ou incapacité à s’interroger sur le bien-fondé des normes21. On est loin de la compulsion masochiste et transgressive des lois que Jack met au service du « bien ».

Une psychologie morale revenue de l’impossible

Le sens moral de Jack résiste donc en grande partie aux explications psychanalytiques européennes comme à la nosographie nord-américaine. Ce qui fait sa force n’est ni sa raison froide et calculatrice, ni sa cruauté ou le sadisme de son surmoi (contraignant à obéir, se soumettre et soumettre à la Loi), ni une complète indifférence sociopathique à autrui ; ni les capacités viriles qui caractérisent une certaine maîtrise de soi ; ni une « normopathie » zélée. Plus proche des états-limites, mais l’altruisme en plus, par sa compulsion à sauver le monde, son courage n’est pas à proprement parler une vertu, bien que son endurance à la souffrance physique et psychique force le respect. Sa force lui est donnée par sa capacité masochiste à se laisser faire par l’impulsivité, à se laisser guider vers l’action sacrificielle en passant au-dessus de ses intérêts, à contourner les règles, à affronter le Réel (la proximité de la mort, la précarité de la vie). Jack n’est pas clair sur le plan moral. Il est aussi, d’une certaine façon, psychologiquement amputé, il lui manque non seulement la retenue, mais une qualité humaine essentielle, l’humour. Jack ne rit jamais. Il ne connaît presque pas l’ironie ou l’autodérision. Sauf, peut-être, quand il reconnaît son masochisme, c’est-à-dire quand il sexualise sa quête, mais le temps ne lui est pas laissé d’approfondir cette forme d’humanisation. De même que le monde dans lequel évolue Jack est impossible, sa psychologie est marquée par une forme d’impossibilité. Comme si l’après-11 Septembre, le fait d’en revenir, avait généré d’autres constellations morales, d’autres configurations psychologiques traumatiques, avec des « trous », des impossibilités, des incohérences, bref des humains différents, lazaréens, étrangers à eux-mêmes. Aussi, s’agit-il d’un contresens ou d’un déni de réalité de penser à Jack, prototype de ces humains post-11 Septembre, comme à un héros infaillible et viril, ainsi qu’on peut le lire parfois. Sans doute in extremis triomphe-t-il des « ennemis », mais son destin est marqué par la répétition de la perte, l’apprentissage de la précarité de la vie et la quête de ce que « humain » veut dire : vulnérable.

Bibliographie

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1. J’ai une dette en revanche vis-à-vis du travail sémiotique de Teresa de Lauretis, largement citée ici.

2. S. Allouche, S. Laugier (dir.), Philoséries : Buffy, tueuse de vampires, Paris, Bragelonne, 2014.

3. Cité par T. de Lauretis, Pulsions freudiennes. Psychanalyse, littérature et cinéma, trad. fr. J. Brunet-Georget, Paris, P.U.F., 2010, p. 2.

4. T. de Lauretis, Théorie queer et culture populaire. De Foucault à Cronenberg, trad. fr. M.-H. Bourcier, Paris, La Dispute, 2007.

5. Pour cette raison, je ne suis pas certaine que l’érotisation de la position de victime suffise à faire accepter la torture comme possibilité, compte tenu de l’écart, pour chacun d’entre nous, entre le fantasme et la réalité.

6. S. Freud, « Un enfant est battu. Contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles » [1919], Névrose, psychose et perversion, trad. fr. J. Laplanche, Paris, P.U.F., 1973, p. 220.

7. Voir l’extraordinaire Pain Journal de Bob Flanagan, artiste performer qui associe l’érotisation de la douleur, caractéristique de son œuvre et de sa relation à sa femme Sheree Rose, au vécu des douleurs générées par la mucoviscidose. B. Flanagan, The Pain Journal, Los Angeles, CA, Semiotext(e)-Smart Press, 2000.

8. Plutôt que neuf, on pourrait dire, prenant en compte le fait que la dernière série, Live Another Day, est une « mini-série » : huit et demi, en clin d’œil à un film résolument onirique, mais en un sens bien différent, car il s’agissait pour Fellini de donner forme à un imaginaire personnel ou individuel, quand 24 heures chrono élabore un trauma collectif.

9. Philoséries « Philosopher avec les séries télévisées ». Épisode n°3 : 24 heures chrono, École Normale Supérieure, Paris, 24 juin 2011.

10. Quand bien même tout film ou toute série peuvent être analysés en relation avec l’onirisme, la rêverie ou le rêve éveillé, il me semble que 24 heures chrono redouble ce fonctionnement, et surtout qu’il en propose une version cauchemardesque marquée par la pulsion de mort ou de répétition.

11. Déplacement de très mauvais goût : le béret rouge de Chavez sur la tête de Juma le dictateur sanguinaire (Jour 7).

12. La thèse défendue est que 24 heures chrono est un travail culturel à partir du Réel (l’innommable, la contingence hors sens) pour tenter de l’approcher. Je distingue ici Réel et réel en son sens habituel de réalité. Pour une autre façon d’aborder les rapports entre rêve, réel et 11 Septembre, voir A. Ledoux, L’ombre d’un doute. Le cinéma américain contemporain et ses trompe-l’œil, Rennes, P.U.R., 2012.

13. « En psychanalyse, processus par lequel certains événements traumatiques ne prennent leur portée qu’ultérieurement et dans un autre contexte historique qui leur donne un sens nouveau », Larousse, (https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/après-coup/4812).

14. Du moins jusqu’à la fin du Jour 8, puisqu’Audrey a droit à une guérison et une seconde chance, avec un destin non moins tragique cependant dans la 9 e saison.

15. Je remercie S. Laugier d’avoir attiré mon attention sur la dimension « lazaréenne » de ces personnages. La littérature lazaréenne de Jean Cayrol est inventée dans l’orbe de l’expérience concentrationnaire et dans la visée élitiste d’une poésie et d’une littérature exigeantes, tandis que 24 heures chrono correspond à l’après-11 Septembre et appartient à la culture populaire, mais dans les deux cas, les revenus sont différents d’avant l’expérience de l’horreur et ne parviennent pas à se faire comprendre.

16. J. Laplanche, Entre séduction et inspiration : l’homme, Paris, P.U.F., « Quadrige », 1999.

17. Voir A. Hudelet et S. Vasset (dir.), Les séries télévisées américaines contemporaines : entre la fiction, les faits et le réel, TV/Series 1 | 2012 [https://doi.org/10.4000/tvseries.1032], et notamment l’article de M. Michlin, « The American Presidency and the 25th Amendment in Contemporary TV Series : Fiction, Reality, and the Warped Mirrors of the Post-9/11 Zeitgeist » [https://doi.org/10.4000/tvseries.1095]. En ce qui concerne les rapports complexes entre fiction et réalité, on peut aussi rappeler que le Jour 1 de 24 a été tourné avant le 11 Septembre et que sa diffusion a été légèrement décalée (du 30 octobre au 6 novembre 2001) suite aux attentats, une scène d’explosion d’avion ayant notamment été coupée du montage final. Cf. également l’article de Th. Touret-Dengreville, « La torture, de la fiction à la réalité » et celui de J. Gerrits « Conflicting Modes of Moral Reasoning ».

18. S. Freud, « Un enfant est battu. Contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles » [1919], Névrose, psychose et perversion, trad. fr. J. Laplanche, Paris, P.U.F., 1973.

19. Pour une synthèse, voir V. Estellon, Les états-limites, Paris, P.U.F. « Que sais-je ? », 3 e édition, 2014.

20. La pathologisation et la dépolitisation des positions de rébellion dans la nosographie psychiatrique états-unienne s’inscrivent dans une longue tradition, par exemple au xix e siècle, le concept de « drapetomania » pour dénoncer le comportement des esclaves noirs fugueurs, jugés inaptes à toute forme de liberté, ou l’usage du diagnostic de « schizophrénie paranoïde » pour désigner, dans les années 1960, les hommes noirs protestataires en provenance des quartiers urbains dégradés. J. M. Metzl, The Protest Psychosis. How Schizophrenia Became a Black Disease, Boston, MA, Beacon Press Books, 2010.

21. Ch. Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil, 1998.

Citation

Pascale Molinier, « Jack le masochiste », dans Sylvie Allouche (éd.), 24 heures chrono, naissance du genre sécuritaire ? Archive ouverte J. Vrin, visité le 26 avril 2024, https://archive-ouverte.vrin.fr/item/molinier_jack_le_masochiste_2021

Auteure

Pascale Molinier est professeure de psychologie sociale à l’Université Sorbonne Paris Nord (UR 4403 UTRPP).

pascale.molinieruniv-paris13.fr

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