Contribution
Cette contribution est issue de l’ouvrage collectif : Sylvie Allouche (éd.), 24 heures chrono, naissance du genre sécuritaire ?
Every day I regret looking into the eyes of men, women and children knowing that any moment their lives might be deemed expendable in an effort to protect the greater good. I regret every decision or mistake that I might have made, which resulted in the loss of a single innocent life. But do you know what I regret the most ? It’s that this world needs people like me
(Jack Bauer, saison 7, épisode 7).
« We are running out of time ». Cette phrase si paradigmatique de 24 heures chrono conduit souvent à considérer la bombe à retardement1 comme l’emblème de cette série marquée par un rythme pour le moins haletant. Sa conséquence, sur le plan moral, serait une éthique de l’urgence – selon laquelle il faut décider et agir maintenant (« now ! ») –, arrimée à une politique des « mains sales ».
Cette éthique de l’urgence est sous-tendue par l’idée que ni le temps de la discussion ni la délibération n’ont de place dans le monde selon Jack Bauer. Et, de fait, si l’on tente de compter le nombre de fois où l’un ou l’autre des personnages énonce l’idée que les règles ne s’appliquent pas – le plus souvent, d’ailleurs, sous la forme d’un regret, voire d’un reproche –, on se décourage bien vite, tant ces occurrences sont nombreuses…
Bref, 24 heures chrono serait le régime de l’exception, celui où, par excellence, les « règles du jeu » ne sauraient s’appliquer, ainsi qu’en témoignent notamment les figures récurrentes de la torture ou, répétons-le, du compte à rebours. Cette conception peut sembler à première vue évidente. Pourtant, je souhaiterais soutenir deux idées opposées à celle-ci. Premièrement, il me semble que la série constitue plutôt une exaltation de l’importance des règles du jeu, entendues en un sens précis, dans le champ moral, et que, ce faisant, elle pousse, deuxièmement, l’exigence de morale à un tel niveau qu’elle en vient à constituer Jack Bauer en anti-héros, un héros que l’on ne souhaiterait pas être, et que, lui-même, souhaiterait ne pas avoir à être !
En m’appuyant sur le cadre conceptuel kohlbergien, je commencerai par montrer pourquoi la question des règles du jeu peut être analysée comme situant Jack dans une posture hyper-morale, mise en relief par une utilisation subtile des dilemmes moraux. De là, je chercherai à défendre l’idée que la dimension tragique sur laquelle joue à l’envie la série constitue Jack en héros absurde tout en permettant une éducation morale, et non moralisante, des spectateurs, grâce à la diversité des choix éthiques opérés par ses protagonistes au fil des saisons.
La dimension morale des règles du jeu
Une série en noir et blanc ?
Resituée dans son contexte historique immédiat, 24 heures chrono apparaît à maints égards comme une réflexion sur les problèmes auxquels l’administration de G. W. Bush s’est trouvée confrontée. La série s’inscrit dans une problématique d’éthique politique marquée par l’opposition frontale entre le bien et le mal, où toute nuance semble le plus souvent inexistante. Ainsi, dans la saison 6, Karen Hayes parle du vice-président Noah Daniels à son mari Bill, en soulignant qu’il ne voit pas les « nuances de gris » (« shades of grey »). Or, cette absence de subtilité semble bien souvent caractériser les enjeux politiques de la série. Pourtant, 24 heures chrono est, a contrario, caractérisée visuellement par une utilisation fréquente, via la photographie, de jeux de lumière, pour marquer les diverses nuances de l’ombre dans laquelle se situent souvent, quant à elles, les actions de terrain.
Plus encore, comme le souligne Peter Singer2, on peut suggérer que cette réflexion s’articule à l’idée que l’administration doit pouvoir être considérée comme véridique, obéissant à des principes forts – ce qu’il caractérise, citant David Frum, un proche de Bush, comme la « ferveur morale » de la Maison Blanche. Même si cette antienne est souvent en contradiction avec les faits, on retrouve ce leitmotiv de véridicité dans la plupart des saisons de 24 heures chrono, que ce soit dans la bouche de David Palmer ou dans celle des autres présidents et vice-présidents, jusqu’à la dernière saison où ce même refrain est repris par le président James Heller.
De manière un peu ironique3, Singer interprète cette « ferveur morale » comme le signe d’une morale bloquée dans son développement. Pour ce faire, il s’appuie sur la théorie proposée par le psychologue majeur de la seconde partie du xxe siècle, Lawrence Kohlberg. Singer suggère ainsi que le développement moral de George W. Bush se serait arrêté à l’étape conventionnelle4 – laquelle permet d’envisager les choses de manière binaire, sans nuance, selon que l’on se conforme ou non aux règles légales.
Il n’est pas question de discuter dans ces pages la justesse du cadre kohlbergien. Toujours est-il que ce dernier me semble particulièrement fructueux pour réfléchir au sujet de cet article pour, au moins, trois raisons que je vais mobiliser (et expliciter) dans la suite de mon propos : 1) son hypothèse des stades moraux ; 2) son utilisation des dilemmes moraux et 3) sa conception des chaises musicales morales.
Ce cadre conceptuel kohlbergien me servira essentiellement de « boîte à outils » pour tenter d’éclairer la manière subtile dont 24 heures chrono pose la question des règles du jeu moral.
Vers une morale surérogatoire ?
Le développement moral selon Kohlberg
Selon Lawrence Kohlberg, notre capacité éthique suit un schème préréglé, qui se conçoit en trois étapes divisées chacune en deux moments, soient six stades – voire sept, j’y reviendrai. Selon lui, ainsi que c’était déjà le cas chez son prédécesseur Jean Piaget, la morale se conçoit avant tout comme une réflexion sur les règles du jeu – d’abord au sens propre, puisque le livre de Piaget, Le jugement moral chez l’enfant5, est en grande partie consacré à l’étude des règles du jeu de billes. Selon Kohlberg, les trois niveaux du développement moral se déroulent ainsi :
1) La première étape est dite pré-conventionnelle ; elle est marquée par l’égocentrisme et une attention particulière aux conséquences objectives des actions ;
2) La deuxième étape, dite conventionnelle, est marquée par une adhésion aux règles de la société à laquelle on appartient. Le second stade conventionnel, le stade 4, est caractérisé par une adhésion à ces règles en raison de leur rôle nécessaire dans le bon fonctionnement de la société. L’individu y prend, dit Kohlberg, la perspective « d’un membre généralisé de la société »6.
3) La troisième étape, l’étape morale, est marquée par la compréhension de la nécessité de dépasser les règles positives dans certains cas, suite à une « crise du relativisme », due à la confrontation entre des systèmes de valeurs différents. C’est, si l’on veut, le dépassement (parfois nécessaire) de la légalité au profit de la légitimité. Le stade 5 est marqué par la conscience d’un nécessaire compromis entre les différentes formes de légalité et d’un attachement conjoint aux droits de l’homme et au bien-être des communautés – dans une perspective proche donc à la fois du déontologisme et de l’utilitarisme. Le stade 6, parfois aussi appelé la morale des principes, est tel qu’il affirme la nécessité de placer les principes au-dessus de la loi positive, dans une logique catégorique.
Enfin, Kohlberg a un temps proposé, avant de l’abandonner, l’hypothèse d’un stade 7 qui opère une ultime décentration : l’individu y quitte l’humanité pour ne plus faire qu’un avec le cosmos.
Jack entre le stade 5 et le stade 7 ?
S’il fallait qualifier 24 heures chrono au regard de cette conception de la morale, une chose est sûre : la série préconise invariablement le dépassement du stade 4, voire son inanité. La crise de 24 heures chrono, c’est bien celle du relativisme (au sens de Kohlberg), la crise de la vision en noir et blanc où, de part et d’autre, on ne peut plus avancer en considérant l’autre uniquement comme un ennemi. À cet égard, une phrase de la saison 4 (épisode 22) où Jack tente de convaincre le terroriste Marwan de coopérer est particulièrement explicite des limites de ses adversaires : « vous ne vous voyez que comme des ennemis ».
L’une des qualités de Jack, c’est non seulement d’être capable de penser comme ses ennemis (Cheng, Henderson, Sanders) mais aussi d’être capable de dépasser son point de vue personnel lorsque la situation l’exige, notamment en acceptant de négocier avec eux – en contraste avec Curtis Manning, qui ne supporte pas l’idée qu’Assad puisse être protégé dans la saison 6, ce qui conduit Bauer à l’exécuter. Ce dernier commente quelques épisodes plus tard (saison 6, épisode 6) la manière dont il a vu la situation : « un peu plus tôt dans la journée, j’ai tué mon ancien partenaire, un ami, parce qu’il essayait de m’empêcher de faire ce que je devais faire »7.
La posture de Jack est donc celle d’un décentrement permanent, voire d’une forme de surérogation : il fait toujours plus que ce que l’on serait en droit d’exiger de lui et se place à chaque saison, après la mort de sa femme Teri, dans une position sacrificielle récurrente. Cette posture s’accentue encore à la saison 6 où Jack met tout en œuvre pour éviter de rejouer le sacrifice de sa compagne en préférant livrer le composant (et se suicider pour le détruire) plutôt que de sacrifier Audrey8. Ainsi, le développement moral de Jack semble se situer entre le stade 5 et le stade 7 de Kohlberg sans pour autant passer par la dimension catégorique universalisante du stade 6 : il fait ce qui doit être fait sans penser que c’est ce que tout le monde devrait faire. Mais peut-être est-ce là précisément une caractéristique du stade 7 : être capable de faire ce que l’on ne peut pas (voire ne doit pas) demander à tout le monde. Bref, à l’impossible, nul n’est tenu. Nul, sauf Jack Bauer, justement.
Mais est-il moral de lui demander l’impossible ? Certainement pas, si l’on adhère à la méta-norme « devoir implique pouvoir », selon laquelle il est amoral d’exiger d’une personne ce qu’elle ne peut pas faire. Sur le plan politique et non plus moral, la question ne se pose peut-être guère différemment. Ainsi, à la saison 7, lorsque Jack doit faire face à ses responsabilités et être jugé, il affirme que ce qu’il regrette le plus, c’est d’être « dans un monde qui a besoin de gens comme lui »9. Sa réponse résonne en écho à la phrase célèbre du Galilée de Brecht : « malheureux le pays qui a besoin de héros »10. Pourtant, à la différence de Galilée, Jack va jusqu’au bout de ce qu’il estime être son devoir, même s’il doit, pour cela, tout sacrifier, y compris sa vie. Mais, de manière tout à fait essentielle, comme on y reviendra, il ne le fait qu’à regret.
Le rôle des dilemmes moraux
Hasard ou non, pour planter ce personnage surérogatoire, l’équipe de scénaristes de 24 heures chrono utilise, comme le fait précisément Kohlberg dans ses enquêtes psychologiques, un dispositif très particulier, celui du dilemme moral.
Définition des dilemmes moraux
Qu’est-ce qu’un dilemme moral ? Le dilemme moral n’est pas (ou, en tout cas, pas forcément) un choix sous régime d’incertitude, généralement qualifié dans la série par le leitmotiv de la « seule piste » (« it is our only lead ! ») et la nécessité de trouver davantage d’informations. Il qualifie une situation où l’agent se trouve obligé d’agir en choisissant entre deux membres d’une alternative, de sorte que ce choix entraîne nécessairement une action moralement répréhensible. Or, 24 heures chrono joue sur les plans classiques des dilemmes moraux.
Dilemmes de valeurs et dilemmes d’obligation
Une première catégorisation des dilemmes moraux distingue les dilemmes de valeurs et les dilemmes d’obligations. Deux exemples dans la série sont notamment paradigmatiques de cette distinction.
Tout d’abord, dès le début de la saison 1, Jack Bauer se trouve aux prises avec un dilemme d’obligations : l’obligation qu’il a vis-à-vis de sa famille d’un côté et celle qu’il a vis-à-vis de son travail de l’autre. Toute la première saison est marquée d’abord par un choix de Jack en faveur de son obligation professionnelle, et ensuite par une tentative d’éviter de faire ce choix – notamment lorsqu’il feinte l’attaque d’un membre de sécurité pour ne pas assassiner Palmer. Pourtant, ce type de dilemme d’obligations et le choix initial de Jack en direction de son obligation professionnelle orientent d’emblée l’ensemble des saisons.
Un second exemple, illustrant parfaitement le dilemme de valeurs sous-jacent à la série, se trouve dans la saison 6, avec l’opposition entre d’un côté Sandra Palmer + Karen Hayes, qui promeuvent les droits de l’homme, et de l’autre Noah Daniels + Tom Lennox, qui promeuvent la sécurité. Il s’agit d’un dilemme éthico-politique extrêmement classique entre la valeur liberté et la valeur sécurité. Ce dilemme est également récurrent, bien évidemment, dans tous les passages liés à la torture.
Dilemmes à double effet
La problématique de la torture fait également intervenir une structure classique des dilemmes : le double effet. Le double effet se caractérise par une distinction entre la fin poursuivie et les moyens accomplis pour le mettre en œuvre lorsqu’une action moralement souhaitable a un effet secondaire moralement répréhensible, qui est prévue bien que non voulue. Ou inversement – bien que ce soit moins orthodoxe11 – lorsque l’on accomplit une action qui a une première conséquence condamnable mais dont la seconde conséquence est moralement positive.
Par exemple, ne pas torturer un être humain (ce qui est moralement souhaitable) a pour effet de ne pas pouvoir obtenir de lui certaines informations (ce qui peut s’avérer peu souhaitable)12. Une bonne conséquence prévue et voulue peut donc entraîner une mauvaise conséquence, prévue mais non voulue. Cette structure devient plus complexe lorsque la torture est opérée de manière indirecte, soit en menaçant plus ou moins directement un enfant (notamment dans les saisons 2 et 6), soit, par exemple, lorsque Jack tente de faire pression sur Henderson en blessant sa femme Miriam dans la saison 5 (épisode 5).
Mais l’exemple peut-être le plus révélateur de dilemme à double effet se trouve dans la saison 4 (épisode 22). Il met face à face la vie d’un informateur chinois et celle de Paul Raines, lorsque Jack laisse mourir Raines en obligeant le seul médecin présent à interrompre l’opération. Ici, le dilemme classique à double effet se double d’un dilemme d’obligations (personnelle vs professionnelle), puisqu’il ne s’agit pas seulement de choisir entre deux vies, mais aussi entre un devoir professionnel et un devoir personnel – en sacrifiant Paul, Jack perd Audrey et laisse mourir quelqu’un qui a pris une balle à sa place. Or, le commentaire de ce dilemme est très clairement offert au spectateur à travers un échange entre Karen et Bill, où ils affirment que Jack a eu raison sur toute la ligne, comme si ce choix allait de soi – ce qui est, certes, le cas du point de vue, professionnel donc, de sa hiérarchie. Mais la culpabilité de Jack et sa tentative de réanimer Paul montrent bien que là encore, il n’est pas forcément prêt à payer le prix de son choix.
Pourtant, les raisons qui justifient ces choix ne sont que très rarement évoquées dans la série. Tout se passe comme si c’était la durée sur plusieurs saisons et la récurrence des situations qui jouaient le rôle de la délibération. C’est le temps pensé sous un régime circulaire et non linéaire (comme pourrait le faire croire à tort le compte à rebours) qui remplace la temporalité de la délibération. Plus exactement, la temporalité y prend la forme non pas d’un cercle mais d’une spirale. Comme si la réitération réfléchissait l’itération à laquelle elle s’adosse : on ne commet pas deux fois la même erreur ou, plus exactement, on ne la commet pas tout à fait de la même façon.
La dimension tragique des règles du jeu
La question des règles du jeu acquiert ainsi une dimension non seulement morale mais également tragique au sens propre : elle se joue selon une thématique de la séparation extrême, que l’on peut mettre en parallèle avec l’utilisation de l’écran coupé, le split screen, qui constitue d’ailleurs l’une des originalités de la série. Certes, cette séparation est celle du héros constamment tiraillé par les termes du dilemme, mais elle se joue aussi à travers le retour inexorable de dilemmes similaires auxquels sont confrontés divers personnages de la série. À cet égard, le temps de Bauer, c’est, d’une certaine manière, celui de Sisyphe, condamné à pousser inexorablement son rocher ; et un Sisyphe qu’il faut imaginer heureux, ainsi que l’a souligné Camus13.
Le sacrifice – celui de l’être aimé, Teri puis Audrey, que Jack refuse de sacrifier, mais qui meurt quand même – ou l’exécution surérogatoire – celle de Ryan Chapelle à la saison 3 – dérègle le temps. Celui-ci est déréglé littéralement, puisque Chapelle a exceptionnellement droit à un compte à rebours muet (saison 3, épisode 3). Mais le temps est aussi déréglé métaphoriquement puisque la temporalité de Jack semble être condamnée à l’éternel ressassement après la mort de Teri. À la mort de l’être cher, « voici le jour en trop : le temps déborde »14, écrivait Éluard. Et chaque saison de 24 heures chrono, chacune de ces plus longues journées de la vie de Jack Bauer – comme l’affirme le générique, saison après saison – est, sans conteste, le jour en trop, un jour que nul ne pourrait humainement vivre ni ne souhaiterait vivre – à moins d’être un tantinet masochiste.
Ce débordement du temps comporte, à n’en pas douter, une dimension cosmologique en lien direct avec l’Hadès. « Certaines personnes se sentent à l’aise en enfer »15 dira Tony Almeida dans la saison 4 (épisode 13). Et, de fait, ainsi que le souligne Pascale Molinier16, la question du masochisme de Jack – et non celle du sadisme du tortionnaire qu’il peut devoir être occasionnellement – mérite pour le moins d’être posée.
Récurrence des dilemmes
Jack est ainsi au centre d’une construction dramatique où chaque personnage important rencontre les mêmes dilemmes que lui. Deux cas, entre autres, peuvent être ici soulignés.
Le choix entre le devoir professionnel et le devoir personnel à travers le sacrifice de la personne aimée ou de l’enfant
L’enfant : ce choix est rejoué de manière récurrente s’agissant des principaux « méchants » de la série, avec les scènes de torture où l’on menace de tuer un enfant (notamment dans les saisons 2 et 6) et les figures de Dina Araz, dans la saison 4 ou encore celle d’Evelyn Martin dans la saison 5. La question du sacrifice de l’enfant est notamment reposée, dans la saison 5 (épisode 8), à travers la position commune de Jack et d’Audrey, à l’encontre des ordres, lorsque Jack fait tout pour ne pas libérer le gaz neurotoxique dans le centre commercial.
La personne aimée : la question de la personne aimée est centrale avec les figures de Tony et Michelle (qui font chacun un choix opposé17 dans les saisons 3 et 4) mais aussi celle de Henderson, qui laisse Jack tirer sur sa femme Miriam sans rien faire dans la saison 5 (épisode 5). De manière très subtile, le miroir tendu de manière croisée par Tony et Michelle souligne qu’aucun des deux choix n’est le bon : le terme utilisé par les protagonistes est alors celui de « choix impossible ».
Le dilemme à double effet
Ce dilemme met en opposition une conséquence voulue et une conséquence prévue mais non voulue. Le choix médical est rejoué par Sandra Palmer de manière un peu adoucie lorsqu’elle doit décider si elle doit ou non sortir son frère du coma, et prendre ainsi le risque de le tuer. Là encore, elle choisit le devoir mais met la vie de Wayne en péril.
Des chaises musicales morales
Cette répétition cyclique des dilemmes moraux est rendue encore plus évidente par la répétition de certaines scènes, comme par exemple le bras coupé, et de certaines répliques qui sont autant de leitmotivs : « dammit », « we’re running out of time », « now ! », « you do not want to make me do that », etc. Mais son rôle est de rendre encore plus marquant un phénomène classique de la fiction en général, et de la série en particulier. La récurrence permet en effet non seulement de s’identifier à différents personnages ou de voir une situation à travers des points de vue différents. Elle permet aussi de revivre la même situation, de manière diverse, à travers les différents personnages, parfois avec d’infimes variations qui font – ou non – toute la différence. Le héros et le spectateur se trouvent ainsi dans une situation telle qu’ils sont capables d’embrasser une pluralité de points de vue. Ce que Lawrence Kohlberg – pour revenir à lui – appelle « les chaises musicales morales ».
Ce pluralisme des points de vue s’opère non sous la modalité d’une diffraction mais plutôt d’un déplacement continuel du prisme, qui permet justement de dépasser cette vision en noir et blanc si caricaturalement attachée à la série. Ce faisant, elle permet une véritable éducation morale18 du spectateur, non en lui offrant une vision « moralisante », « prête à penser » de ce qu’il faudrait ou aurait fallu faire – ce à quoi l’on pourrait précisément s’attendre dans le cadre d’une « éthique de l’urgence » –, mais en le conduisant plutôt à soupeser chacun des points de vue dans la situation (ou la variation de situations), sans prendre parti et en montrant qu’il n’y a pas forcément de « bonne » solution au sens d’une solution objectivement bonne.
La surérogation ne suffit pas
Mais ce que montre aussi ce jeu de chaises musicales morales, c’est le prix à payer pour la surérogation. L’un des leitmotivs de Jack est qu’il « veut une vie ». Or, la sainteté, le stade 7 de Kohlberg, c’est la fusion avec le cosmos et le détachement. Ce détachement est froidement thématisé par Jack dans une discussion avec Chase (saison 3). Puis, au fur et à mesure, il est posé comme quelque chose qu’il subit et ne veut plus accepter, et enfin comme quelque chose qu’il ne pense pas devoir imposer aux autres, ainsi qu’en témoigne sa discussion avec Renee Walker sur la torture à la fin de la saison 7. Pourtant, à la fin de chaque saison, Jack se retrouve seul et condamné à fuir (généralement en se faisant passer pour mort) ou bien emprisonné par des tortionnaires.
Pis encore, on se souvient des mots de James Heller dans la saison 6, lorsqu’il affirme que Jack est maudit, ou encore (dans la même saison), ceux de Kim et de Marilyn, qui soulignent que la survie de Jack s’opère au prix de la mort de ses proches. En ce sens, Jack est bien un mort-vivant, c’est le prix de la surérogation.
Mais c’est un mort-vivant malgré lui. En témoigne, à la fin de la toute dernière saison, son sacrifice : il sort de sa planque par amour pour Audrey (qui meurt malgré tout) et se rend aux Russes par amitié pour Chloe. Il rejoue ainsi plus ou moins volontairement l’expérience de la captivité qu’il a déjà connue dans les geôles chinoises – ainsi qu’il est opportunément rappelé avant le final de la saison 9, où Jack se trouve notamment aux prises avec son ancien tortionnaire chinois, Cheng Zhi, qu’il exécute non pour se venger lui-même mais pour venger Audrey, laquelle lui a d’ailleurs explicitement demandé de le tuer. On a ainsi l’impression que c’est plus fort que lui : quelle que soit la situation, Jack est condamné à être un héros dans un monde qui, malheureusement, a besoin de héros. Dans cette situation, l’habitus de Jack est de jouer le rôle qu’on lui assigne dans une posture très stoïcienne de conscience et d’acceptation du destin : amor fati.
*
Contrairement à ce qu’affirment certains de ses détracteurs, qui dénoncent notamment une forme de banalisation de la torture, la série frappe donc par sa dimension hyper-morale, mais non hyper-moralisante. Plus encore, le fait que cette série soit trop morale, lui permet de mettre en question la dimension univoque de la morale, comme aurait pu le faire une série moralisante.
Jack dépasse ainsi les deux grandes conceptions morales, l’utilitarisme (qui met en avant les conséquences) et le déontologisme (qui met en avant les intentions). Mais il est surtout l’illustration de l’exigence amorale de l’éthique kohlbergienne, marquée par l’excès, voire l’abus d’une exigence morale désespérée – et même peut-être par l’addiction à cette dernière.
En ce sens, Jack est une exception morale, l’incarnation d’un stade cosmologique que même Kohlberg avait fini par abandonner. Peut-être est-ce là ce qui fait de Jack Bauer un anti-héros d’un genre particulier : celui que l’on ne voudrait surtout pas être, celui dont il faudrait ne pas avoir besoin. Mais il est aussi celui qui nous rappelle ce qu’est l’exigence morale absolue, sa valeur tout autant que son prix et ses limites, notamment en termes relationnels. L’hyper-moralité de la série permet ainsi une véritable éducation morale du spectateur.
En effet, de manière qui peut sembler paradoxale tant sa logique semble – à première vue – prôner la puissance américaine et une vision du monde très simpliste, 24 heures chrono offre ainsi une forme d’éducation morale ouverte, basée sur la variation des points de vue et sur une réflexion pluraliste qui n’est jamais ni prédéfinie ni définitive. Elle montre à quel point les héros sont fatigués, même s’il faut les imaginer (masochistement) heureux comme Sisyphe. Ce faisant, elle témoigne également de la nécessité d’un changement politique qui permettrait à notre monde (en opposition avec celui du Galilée de Brecht) de ne plus avoir besoin de héros.
Bibliographie
BRECHT B., La vie de Galilée [1955], trad. fr. É. Recoing, Paris, L’Arche, 1990.
CAMUS A., Le mythe de Sisyphe [1942], Gallimard, « Folio Essais », Paris, 1985.
COLBY A., KOHLBERG L. et al., The Measurement of Moral Judgment, vol. I, New York, Cambridge University Press, 1987.
ÉLUARD P. (sous le nom de Didier Desroches), Le temps déborde, Paris, Cahiers d’Art, 1947.
LAUGIER S., « Vertus ordinaires des cultures populaires », Critique 776-777(1), 2012, p. 48-61 [https://doi.org/10.3917/criti.776.0048].
MOLINIER P., « Jack le masochiste », dans ce recueil.
PIAGET J. et al., Le jugement moral chez l’enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1932.
SINGER P., The President of Good and Evil, London, Granta, 2004.
Notes
1. Celle des terroristes qui peut même être rendue opérationnelle par un membre de la CTU, comme c’est le cas de Morris O’Brian dans la saison 6.
2. P. Singer, The President of Good and Evil, London, Granta, 2004.
3. Tout autant que contestable, mais ce n’est pas mon objet ici.
4. Notons toutefois que, selon Kohlberg, rares sont les adultes à dépasser ce stade de développement.
5. J. Piaget et al., Le jugement moral chez l’enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1932.
6. A. Colby, L. Kohlberg et al., The Measurement of Moral Judgment, vol. I, New York, Cambridge University Press, 1987, p. 28.
7. « Earlier today I shot my old partner, a friend of mine, because he tried to stop me from doing what I have to do » (la traduction – et, sauf mention contraire, les autres proposées dans cet article – sont de V. Nurock).
8. Cette idée est bien explicitée lors d’un échange entre Morris et Chloe O’Brian : certes, Jack se sacrifiera plutôt que de livrer le composant, mais sacrifiera-t-il Audrey ?
9. « Every day I regret looking into the eyes of men, women and children knowing that any moment their lives might be deemed expendable in an effort to protect the greater good. I regret every decision or mistake that I might have made, which resulted in the loss of a single innocent life. But do you know what I regret the most ? Is that this world needs people like me », saison 7, épisode 7.
10. B. Brecht, La vie de Galilée [1955] , trad. fr. É. Recoing, Paris, L’Arche, 1990, scène 13, p. 119.
11. On se trouve, bien entendu, ici, dans une version plus complexe d’un questionnement sur le rapport entre fin et moyens.
12. Pour une discussion de cette hypothèse, voir les articles R. Künstler et de Th. Touret dans le présent volume (note des directrices de publication).
13. A. Camus, Le mythe de Sisyphe [1942], Gallimard « Folio Essais », Paris, 1985.
14. « Nous ne vieillirons pas ensemble. / Voici le jour / En trop : le temps déborde. / Mon amour si léger prend le poids d’un supplice » P. Éluard (sous le nom de Didier Desroches), Le temps déborde, Paris, Cahiers d’Art, 1947.
15. « Some people are more comfortable in hell ».
16. Comme le montre P. Molinier, le masochisme peut présenter des figures assez subtiles. À mon sens, le masochisme de Jack est la meilleure issue possible dans sa situation. C’est aussi pour cela qu’il faut imaginer Jack capable de prendre plaisir à sa situation, à être masochiste comme Sisyphe. Voir l’article de P. Molinier « Jack le masochiste » dans ce recueil.
17. Tony ne peut se résoudre à sacrifier Michelle alors que cette dernière est plus « professionnelle » dans son choix.
18. J’utilise ici l’expression dans le sens que lui donne S. Laugier (en s’appuyant sur S. Cavell). Elle souligne notamment que « le succès de ces séries télévisées vient du fait qu’elles ont un caractère polyphonique. Elles portent une pluralité d’expressions singulières, mettent en scène des disputes et débats et sont imprégnées d’une atmosphère morale », S. Laugier, « Vertus ordinaires des cultures populaires », Critique 776-777(1), 2012, p. 57 [https://doi.org/10.3917/criti.776.0048].
Citation
Vanessa Nurock, « 24 heures chrono, une série trop morale ? », dans Sylvie Allouche (éd.), 24 heures chrono, naissance du genre sécuritaire ? Archive ouverte J. Vrin, visité le 21 novembre 2024, https://archive-ouverte.vrin.fr/item/nurock_24_heures_chrono_une_serie_trop_morale_2021
Auteure
Vanessa Nurock est professeure de philosophie à l'Université de Côte d'Azur (UPR 4318 CRHI).
Vues
- 60
- 3
- 2
- 1
- 1
- 1
- 1