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Contribution

Cette contribution est issue de l’ouvrage collectif : Sylvie Allouche (éd.), 24 heures chrono, naissance du genre sécuritaire ?

Temps réel et simultanéité dans 24 heures chrono – et coda : l’expérience du revisionnage*

« Il faut juguler l’intelligence du spectateur, l’empêcher de reprendre ses esprits… »

(Abel Gance1)

Il nous importe peu de savoir au service de quelle idéologie travaille la série 24 heures chrono2. Joel Surnow, son principal scénariste, ne cache pas ses opinions conservatrices3, et si par bien des aspects elle semble résonner davantage avec la sensibilité démocrate4, il n’est pas exclu que les mâtons de Guantanamo y aient trouvé une inspiration pour leurs sombres menées. Mais il y a mieux à faire que de s’interroger sans fin sur la signification politique ou morale des scènes de torture infligées au spectateur au fil des épisodes, sur la représentation qui nous est donnée de l’« étranger », ou sur la valeur générale de l’argument dit de « la bombe à retardement »5. Laissons à d’autres le soin de dire si une série produite par la Fox est vouée à rejouer le thème sécuritaire développé à satiété par les chaînes d’information continue, ou si elle en offre au contraire une subtile critique sous les apparences d’une fiction divertissante. Le 11 Septembre, l’Empire, les industries culturelles, la télévision même, sont des objets trop massifs : à vouloir les aborder de manière frontale, on risque de produire un contre-discours tout aussi paranoïaque que celui qu’on s’imagine viser. Surtout, on a toutes les chances de passer à côté de ce qui s’invente. C’est pourtant là l’essentiel. La politique de 24 heures chrono, si elle existe, n’aura d’intérêt qu’à se formuler sur le terrain même des images, à partir des procédés singuliers qui les mettent en œuvre.

Or il nous semble que la nouveauté introduite par cette série ne tient pas principalement au découpage temporel explicite qui lui donne son titre, ni au style du « temps réel » qu’elle emprunte aux médias d’information continue : elle tient à une certaine manière de rendre sensible, à travers des procédés de construction narrative et des effets de montage cinématographique originaux, une condition contemporaine liée à l’avènement de la sécurité comme nouveau régime d’exercice du pouvoir, et simultanément, comme nouveau régime de circulation des images. Dans sa lettre à Daney sur la télévision et le cinéma, Deleuze annonçait la possibilité d’un « art du contrôle, qui serait comme la nouvelle résistance »6. Le « maniérisme » résultant d’une « convulsion cinéma-télévision »7 se reconnaîtrait à cet état particulier d’une image sans fond, glissant toujours sur une image préexistante ; l’écran n’y serait plus une fenêtre, ni même un cadre, mais une espèce de « table d’information sur laquelle glissent les images comme des données »8. Il n’est pas certain que 24 heures chrono accomplisse en ce sens les promesses de la vidéo, ni qu’elle se laisse aisément saisir dans les métaphores du flux et de la planéité associées à l’image électronique. Nous ne croyons pas davantage que l’espèce de frénésie narrative qu’organise la série ressemble de près ou de loin à cette « crise d’épilepsie minutieusement contrôlée »9 qui caractérise, selon Deleuze, la production ordinaire du vidéoclip. Mais il est clair que les questions de Daney, comme celles de Deleuze dans le « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », demeurent à l’horizon de la réception d’une telle œuvre. Le problème est de savoir si une série télé est capable d’inventer selon ses moyens propres un rapport original avec une technique de gouvernement et de contrôle qui définit peut-être un nouvel état de l’image, et pourquoi pas un nouveau maniérisme.

24 heures chrono se présente, à cet égard, comme une des tentatives les plus consistantes pour aboutir à une œuvre de télévision « sérielle », autrement dit, une œuvre qui tire l’essentiel de ses effets de la tension structurelle entre ses éléments formels, plutôt que du contenu narratif fourni par une intrigue en elle-même indifférente, où se croisent des personnages à la psychologie convenue. Comme l’indique son titre, le véritable contenu de la série, c’est sa forme elle-même ; c’est justement par là qu’elle nous place au cœur de la question du contrôle, et non parce qu’elle nous dépeint des agents des services secrets aux prises avec de méchants terroristes. S’il fallait d’emblée préciser un peu ce qui singularise cette forme, ou cette structure, on évoquerait volontiers l’image d’un bloc d’espace-temps constitué par un territoire à géométrie variable, saisi au cours de vingt-quatre heures de son « temps réel », bloc qui, au fil des rebondissements, va se fissurer et se déliter en une multiplicité proliférante de lignes d’actions secondaires, apparemment laissées à leur libre jeu mais en fait savamment coordonnées en vue d’une résolution, d’une apothéose ou d’une catastrophe finale10.

À la contrainte spatio-temporelle définie par ce programme se subordonnent le développement de l’action et son découpage séquentiel. Encore faut-il préciser ce qu’il convient d’entendre ici par « temps réel ». 24 heures chrono n’a pas l’ambition d’accomplir l’idéal formulé par Cesare Zavattini : un film constitué d’un unique plan-séquence effectuant une coupe dans la vie d’un homme quelconque. Les vingt-quatre heures de la vie de Jack Bauer (incarné par Kiefer Sutherland) conjuguent d’ailleurs plusieurs modalités temporelles, qui nous renvoient directement à certains choix de scénarisation et de production. Outre le temps réel, qui suggère un recouvrement exact du temps du personnage et du temps du spectateur, du temps de l’action et du temps du visionnage, il faut encore distinguer deux autres aspects : l’instantané (coïncidence de la production et de la réception, ou temps du « direct »), et le simultané (contemporanéité des flux distribués dans l’espace). Ces deux modalités interviennent de façon cruciale dans certains procédés de montage, en relation avec les technologies d’information et de communication. Mais comme celles-ci ne prennent leur sens que dans le cadre plus général des dispositifs de contrôle, c’est par là qu’il faut commencer.

Sécurité

Rappelons tout d’abord l’évidence : bien que la fabrication des premiers épisodes ait précédé de quelques mois l’attentat du World Trade Center, 24 heures chrono est une œuvre post-11 Septembre11. En se plaçant dans l’après-coup de cet événement traumatique, elle formule du coup deux hypothèses : 1) la catastrophe a déjà eu lieu ; 2) le pire reste peut-être à venir. L’atmosphère crépusculaire de la série se comprend mieux de ce point de vue, qui inverse le schéma habituel du film d’action où il est convenu que la menace sera conjurée in extremis. La structure spatio-temporelle s’en déduit également : car si la catastrophe a déjà eu lieu, la menace change de sens. Et pour commencer, elle ne se donne plus comme une menace globale ; si elle peut frapper à tout moment et partout, elle appelle néanmoins un traitement local, dans une sphère géographique bien circonscrite. Ce n’est plus James Bond tentant de déjouer les projets de domination planétaire d’une organisation criminelle, mais une cellule antiterroriste tâchant d’anticiper, au coup par coup, des menaces multiples et furtives, susceptibles de frapper des points sensibles sur le sol même des États-Unis. Ainsi la mise en œuvre effective de la sécurité suppose d’abord une organisation particulière de l’espace. Mais celui-ci, comme l’a montré Foucault, n’est plus tant conçu comme un territoire, selon l’ancien régime de souveraineté, que comme un milieu « multivalent et transformable ». Plus précisément :

L’espace propre à la sécurité renvoie […] à une série d’événements possibles, il renvoie au temporel et à l’aléatoire, un temporel et un aléatoire qu’il va falloir inscrire dans un espace donné12.

En somme, le problème de la sécurité se présente d’abord dans les termes d’un espace-temps qu’il faut composer, aménager, contrôler ou « tenir », afin de conjurer les effets potentiellement désastreux d’une menace toujours présente, d’une crise endémique que des « événements » (l’assassinat d’un président, le piratage d’informations secret-défense) peuvent à tout instant révéler. Un tel milieu est lui-même inséparable d’une détermination nouvelle de la société comme « population » qu’il s’agit de préserver d’une menace naturelle ou humaine, sans pour autant entraver la libre circulation des biens et des personnes13. La population n’est pas constituée de sujets de droit (problème de la souveraineté) ou même de corps distingués par leurs performances (problème de la discipline) ; elle se définit par les menaces qui la visent et les risques qu’elle encourt – disette, ouragan ou ogives nucléaires détournées par des terroristes pour frapper une agglomération urbaine. C’est pourquoi aussi, à tout moment, un élément de la population peut être visé, isolé, privé de ses libertés civiles, et si nécessaire éliminé par un dispositif de sécurité, dès lors qu’il fait courir un risque à l’ensemble. Prolongeant les analyses de Foucault, Agamben a montré en quel sens ce nouveau mode de gouvernement aboutit à la promotion d’un « état d’exception » permanent dans lequel il s’agit moins de prévenir des attentats terroristes ou des désordres publics que d’en contrôler a posteriori les effets en gérant au coup par coup, en « flux tendu », « just in time »14, des situations de crise difficilement anticipables. La temporalité aléatoire d’un tel processus est ordonnée à la figure d’un Aléa absolu – les attentats du 11 Septembre –, dont il faut à tout prix conjurer, ou du moins différer, le retour en conservant sur lui une avance minimale. Car, répétons-le, la catastrophe a déjà eu lieu ; 24 heures chrono en fait son axiome. Il s’agit donc seulement d’en contenir les effets, d’empêcher l’onde de choc de se propager trop rapidement. En ce sens, « l’objectif n’est pas l’ordre, mais plutôt la gestion du désordre »15. Et il est logique que « le gouvernement traite tous les citoyens comme des terroristes en puissance »16 … Voilà ce que montre la série, si nous en avions besoin ; la seule question est de savoir comment.

Protocole

Sécurité, milieu, population. En prenant en compte le développement contemporain des réseaux planétaires de télécommunication, nous ajouterions volontiers aujourd’hui : protocole. Entendons-le au sens le plus immédiat du terme, celui qu’on lui donne lorsqu’on parle d’un protocole internet (internet protocol IP), soit un ensemble de règles définissant un standard technique. Le point important est que ces règles définissent des possibilités opératoires ajustées aux conditions matérielles et algorithmiques d’un réseau où aucun pôle de commande ne se laisse clairement déterminer, où le pouvoir apparaît moins décentralisé que distribué17. En pratique, un protocole est une séquence d’actions qui intervient sur un code par le moyen d’une interface, pour ouvrir ou fermer une connexion, pour intercepter ou interrompre un flux. Mais qu’il s’agisse de coder ou de décoder un message, de pirater une base de données en y puisant des informations réservées ou en les modifiant, de décongestionner un réseau infecté par un virus proliférant18, dans tous les cas ces interventions/manipulations trouveront place dans un milieu qui s’accommode bien mal des structures hiérarchiques et des chaînes de décision linéaires. En effet, s’il se fonde sur l’usage de codes et de standards en droit universels (universalisables), le contrôle protocolaire agit toujours localement. Attendre le moment opportun, trouver la passe – et souvent, le mot de passe – qui permettra de se frayer un chemin au sein d’un réseau fait de lignes de contrôle multiples, parallèles et parfois concurrentes, c’est l’affaire du hacker, mais tout autant de l’agent fédéral au service d’une cellule antiterroriste19.

Envisagée du point de vue de l’espace de connexion qui succède aujourd’hui à l’espace de circulation20, la sécurité suppose une nouvelle intelligence du protocole. Ce n’est pas pour rien que la CTU, la cellule antiterroriste qui est comme le cerveau, le serveur ou la centrale de distribution de 24 heures chrono, le point d’où tout part et à quoi tout revient, accueille en son sein une équipe d’experts en informatique qui est une pièce maîtresse de son dispositif. Chloe O’Brian, confidente de Jack Bauer et véritable pivot de la CTU, est présentée comme une « senior intelligence analyst », mais elle reste avant tout une « internet protocol manager », comme son collègue Edgar Stiles. Son rôle est de veiller à la sécurité des bases de données et du réseau interne21. Il lui arrive également d’intervenir pour assurer l’interconnexion continue des différentes équipes, et notamment des « field agents », ou encore d’intercepter des messages circulant sur d’autres réseaux afin de rendre disponible, dans le temps le plus court possible, le maximum d’informations susceptibles de contribuer à l’identification d’un suspect.

Ce n’est pas un moindre intérêt de 24 heures chrono que de ne pas réduire la question de la sécurité aux dispositifs de vidéosurveillance et aux contrôles biométriques, qui ne sont que les signes les plus manifestes du contrôle de l’espace public. En suivant d’une manière quasi-documentaire les manipulations techniques auxquelles se livrent les agents de la CTU, en nous tenant informés, avec une précision qui pourrait sembler superfétatoire, des moindres modifications apportées aux différents protocoles d’usage (« operating protocols »), 24 heures chrono nous fait entrer dans la fabrique matérielle du milieu de contrôle. La place démesurée, à vrai dire sans équivalent dans le cinéma contemporain, qu’y tiennent les médiations technologiques (ordinateurs, téléphones portables à connexion satellitaire, « personal digital assistants », GPS, scanners optiques, traceurs, logiciels de décryptage, etc.), indique qu’il s’agit là de bien autre chose que de simples éléments de décor ou d’atmosphère. Ces médiations jouent un rôle déterminant dans la conception même de l’intrigue. De même, au-delà des multiples péripéties et rebondissements qui maintiennent en alerte, c’est la mise en œuvre ou la violation des protocoles de prise de décision ou d’intervention qui apparaît comme l’enjeu décisif des crises internes de la CTU, et qui explique la reconfiguration continuelle des relations de pouvoir ou de confiance entre ses agents22. Entre les objets techniques et les protocoles eux-mêmes s’interposent toutes sortes d’interfaces (écrans, cartes, panneaux de contrôle, etc.), dont la présence massive contribue à façonner des images d’un type particulier, sur lesquelles il faudra revenir.

Lignes de contrôle

On aura remarqué au passage que la CTU n’a plus rien du poste de commande centralisé tel qu’on se l’imagine d’ordinaire, ou tel que le cinéma a pu le mettre en scène en fantasmant la salle de commandement, façon James Bond ou docteur Folamour. En vérité, la CTU est elle-même parfaitement incontrôlable : structure mouvante, elle ne cesse de redistribuer les tâches, les places et les fonctions23 ; ses agents les plus qualifiés – Jack Bauer au premier chef, avec la complicité ou l’accord tacite de ses collaborateurs – n’hésitent pas à court-circuiter les chaînes de commandement habituelles lorsqu’elles risquent de compromettre une mission. Le propre d’un protocole est de pouvoir être contourné ou remplacé par un autre protocole. Un code secret, connu de quelques-uns, peut toujours activer un plan B, au risque de violer la procédure : Chloe O’Brian, l’experte ès protocoles de la CTU, s’en est fait une spécialité24.

Qui, d’ailleurs, peut prétendre diriger la CTU ? Bill Buchanan, dans la saison 5, subit avec une irritation croissante et mal dissimulée les nouveaux protocoles bureaucratiques imposés par le Department of Homeland Security qui cherche à mettre la CTU sous tutelle ; il sera finalement suspendu, avant de prendre à son tour la responsabilité d’une intervention « hors protocole » menée à son domicile par Chloe O’Brian. Dans la saison 3, Ryan Chappelle, le « superviseur » dépêché par la Division Command, se trouvait déjà court-circuité par l’équipe : désœuvré, il en était réduit au rôle de mouche du coche, arbitrant des questions de garde d’enfant tandis que Jack Bauer se démenait de son côté pour conjurer une menace pesant sur la population de Los Angeles. Le mot d’Audrey Raines à propos d’un de ses supérieurs résume tout ce qu’il faut savoir sur la logique du contrôle et son rapport aux pouvoirs institués : « He may be in charge but he’s not in control » (5, 13).

Il y a là, manifestement, autre chose qu’une variation sur le thème bien connu de l’agent frondeur confronté à l’arbitraire des autorités. Jack Bauer n’est pas l’inspecteur Harry ; il ne fait jamais « cavalier seul ». C’est qu’il n’y a tout simplement pas d’autre manière de servir le contrôle que de reprendre la main pour empêcher que le protocole ne se raidisse en procédure bureaucratique et que la CTU ne devienne un pôle de commandement rigide, infesté de « taupes » et d’agents doubles. C’est toujours protocole contre protocole, réseau contre réseau, dans un état d’intrication où les niveaux ne cessent de se mêler. Cette figure du « management » contribue à installer une atmosphère de paranoïa collaborative qui s’avère extrêmement éprouvante pour les principaux protagonistes de la série ; elle correspond très exactement au type de gouvernance défini par l’état d’exception25. Il faut d’ailleurs remarquer que, dans 24 heures chrono, les organisations terroristes sont tout aussi fracturées ou fractales que l’unité qui cherche à en déjouer les plans. Dans le climat de catastrophe permanente installé par la série, les menaces sont à la fois très réelles et globalement indéterminées : la multiplication des intermédiaires, l’enchevêtrement des réseaux, interdit d’identifier clairement des intentions et des objectifs qui se modifient d’instant en instant, au gré des circonstances. Ce terrorisme qu’on dit « global » est par nature disséminé à travers une multitude de réseaux et de cellules ; celles-ci répondent imparfaitement au schéma d’une chaîne de décision hiérarchique et centralisée, même s’il est toujours envisageable, en remontant telle ou telle « filière », de toucher certains points névralgiques, et même les « cerveaux » d’une opération26.

L’image protocolaire

Ainsi le protocole, qui est le mode opératoire du contrôle, en vient à définir la forme même de la construction filmique. Si l’on met de côté les scènes de poursuite ou de mitraille en décors extérieurs, le paysage périurbain fait de bretelles d’autoroutes, de friches industrielles et de hangars d’aéroport, ou encore les interrogatoires musclés dans la « holding room » de la CTU, il reste d’innombrables scènes de bureau. La « situation room » étant réservée à certains moments exceptionnels, l’essentiel de l’action se concentre dans le ballet fébrile des agents évoluant dans l’« open space » de la CTU, une froide et sombre architecture de béton, d’aluminium et de verre, réchauffée de loin en loin par de petits puits de lumière électrique. Là tout est affaire de raccords et d’interceptions de flux. Ce sont les mains qui pianotent sur le clavier de l’ordinateur, le regard aux aguets surpris derrière l’écran, l’écran lui-même où se superposent les fenêtres et les leurres, les lignes de code qui défilent, le feulement du disque dur et le signal indiquant l’établissement d’une connexion ou la transmission des données… sans compter les incessantes sonneries de téléphone – avec toutes modulations imaginables –, les communications passées d’un poste à l’autre alors même que l’interlocuteur est en vue, les portables utilisés à l’abri des regards dans un couloir latéral27… La caméra suit ces opérations protocolaires de proche en proche, en faisant alterner les plans serrés (raccord, connexion) et les plans larges ou alternés (transmission, redistribution), tantôt glissant derrière une rampe d’escalier ou une porte vitrée qui s’interposent un moment entre le spectateur et l’action principale, tantôt bifurquant abruptement pour suivre les gestes d’un nouvel agent, simple relais dans un processus qui semble pouvoir se prolonger sans fin.

L’architecture modulaire de la CTU offre juste assez de découpes et d’arêtes pour contrarier la planéité des images et les forcer à s’ouvrir dans l’espace. Banques de données, lignes de code, diagrammes, pictogrammes, cartes, photographies par satellite, traçages de flux, etc., ce sont des images de toutes natures qui se trouvent ainsi reprojetées sur les supports ou les interfaces qui s’interposent entre les objets techniques et les agents : écrans d’ordinateurs aux lueurs bleues ou vertes, moniteurs de vidéosurveillance, écrans de téléphone, cartes et panneaux de contrôle, etc. Passé au tamis des protocoles, le flux digital se distribue, s’épaissit, trouve à s’articuler ; les images dépliées et installées tout alentour finissent par constituer collectivement un milieu enveloppant, une espèce d’image-volume déployée suivant toutes les dimensions de l’espace, jusqu’à saturation.

Faux raccords et temps dilatés

Voilà donc pour l’espace. Mais le temps ? « EVENTS OCCUR IN REAL TIME » : l’avertissement qui figure en ouverture des épisodes de la première saison ne doit pas être pris trop à la lettre. D’abord, les épisodes sont tronqués par les nécessités de la publicité : visionnés en DVD, ils ne durent que 40 minutes, pour un « temps réel » supposé d’une heure. Les ellipses sont marquées par des pauses qui sont l’occasion de petits interludes vidéographiques : apparition d’une horloge digitale qui vient scander l’action et suggérer du même coup une espèce de compression de l’horizon temporel, usage intensif du « split screen », écran divisé, composite ou polyptique à quatre ou cinq cellules d’images juxtaposant des plans aux contenus hétérogènes. Tandis que défilent les secondes, une limousine quitte la Maison blanche, les écrans de la CTU se mettent à clignoter, un gros plan saisit le visage inquiet d’un otage aux mains des terroristes ou le regard furtif d’un agent de la CTU affairé à une transaction louche… Cette technique, mise à profit aux moments de plus haute tension, a pour effet de suspendre littéralement l’action au point crucial, et ce sur plusieurs lignes parallèles : c’est le principe du « cliffhanger », ainsi démultiplié et amplifié, qui conclut généralement les épisodes. Mais la fonction du split screen ne se limite pas à exacerber le suspense. Il suggère plus profondément, et de la manière la plus concrète, que des développements dramatiques disparates sont en réalité contemporains. Au-delà de l’intérêt proprement narratif qu’il y a à distinguer certaines lignes d’action et à les éclairer les unes par les autres en les installant dans un rapport de contiguïté spatiale, l’écran divisé offre en somme une coupe de l’espace-temps lui-même ; il prend en écharpe une multiplicité de points de vue simultanés pour laisser affleurer, pendant quelques secondes, cette dimension non chronologique, proprement spatiale, qui redouble à chaque instant le cours linéaire de l’action. Le milieu du contrôle se donne ainsi d’abord comme un espace de coexistence, un ordre des simultanéités qui prend concrètement la forme d’un espace des connexions. Le maintien et la sécurisation de ces dernières, comme le traçage des flux en temps réel, deviennent une priorité : elles appellent nécessairement des procédés de représentation globale. Ceux-ci ne sont pas exclusivement cartographiques ; ils passent, comme on l’a dit, par des interfaces visuelles de toute nature. L’écran divisé, quels que soient sa forme et le niveau où il opère (dans la forme du récit lui-même, ou encore dans le contenu ou le décor de l’action), remplit à cet égard une fonction capitale.

24 heures chrono

Dynamique du split screen : deux vues à une seconde d’intervalle de 24 heures chrono (saison 4, épisode 7, 36’25” et 36’26” – photographies de l’auteur).

Tenons-nous en ici à la forme, autrement dit aux séquences vidéographiques ad hoc disséminées, sous la forme d’interludes, au fil de la série. Sans aller jusqu’à dire que la fonction spectatoriale s’en trouve bouleversée, sous prétexte que le spectateur serait incité à adopter une posture plus active, plus attentive au caractère construit du « texte » filmique, il est clair que la technique de l’écran divisé est rien moins que décorative. En présentant une vue synoptique des différents fils qui se nouent dans la trame narrative, elle permet également de visualiser, d’une manière littérale, le réenchaînement d’une séquence à l’autre, à peu près comme sur une table de montage numérique28. Dans la plupart des cas, les raccords entre les différentes cellules sont surlignés par un zoom sur l’une d’elles que la balance de la bande-son aura d’emblée distinguée parmi l’ensemble. Il est difficile de ne pas songer à Timecode (2000) de Mike Figgis, avec ses quatre histoires parallèles filmées en vidéo, mais L’Affaire Thomas Crown (1968) ou L’Étrangleur de Boston (1968) seraient probablement des références plus pertinentes, si l’usage des écrans éclatés ne s’y réduisait pas le plus souvent à un effet de style. On en dirait autant de films plus récents comme Minority Report (2002) de Steven Spielberg ou Déjà vu (2006) de Tony Scott, où la présence d’écrans multiples ou d’images superposées relève davantage d’un élément de décor que d’un procédé formel incorporé à la fabrique du film. L’intérêt de 24 heures chrono est de faire de l’écran divisé un usage à la fois intensif et systématique, ajusté aux exigences de l’action. De fait, le procédé appliqué dans 24 heures chrono évoque moins les artifices du cinéma d’action ou d’avant-garde que le jeu vidéo, le journal télévisé de Bloomberg, Fox News ou CNN, ou encore l’organisation vidéotactile qui permet de sélectionner une fenêtre sur une page Internet, par la simple activation d’un hyperlien29. Cette comparaison a elle aussi ses limites, car il arrive fréquemment que la séquence qui suit un de ces interludes polyphoniques ne corresponde à aucune de celles que présentaient les cellules juxtaposées. Mieux, il arrive qu’une cellule reprenne quelques secondes du plan d’un épisode antérieur ; un œil exercé parviendrait sans doute à détecter, à côté de tels effets de rétrospection, des effets symétriques d’anticipation qui contrediraient encore plus clairement l’hypothèse de simultanéité que formule tacitement toute séquence en polyptique. Ces réenchaînements irrationnels indiquent bien que le procédé ne se contente pas de figurer sensiblement la simultanéité des événements, le synchronisme de lignes d’action parallèles, ou la continuité des raccords. Ressaisi dans son mode d’opération, en tant qu’« échangeur » narratif, il ne cesse en réalité de contrarier les effets les plus attendus du « temps réel » et de son flux continu, pour livrer le spectateur, véritable opérateur passif, à un régime kaléidoscopique ou cellulaire de l’image30.

Dans le même ordre d’idées, il n’est pas rare de retrouver dans ces compositions une même séquence filmée sous deux ou trois angles différents : par exemple, un plan moyen ou large de Jack Bauer, et simultanément, dans une cellule voisine, un gros plan de son visage. Parce qu’il perturbe la logique du plan-séquence habituel, ce procédé illustre à sa manière le « montage interdit » évoqué par Bazin, bien qu’il traduise en un autre sens l’ambiguïté et le caractère de « bougé » perceptif inhérent à la réalité31. Quoi qu’il en soit, ce n’est plus tant le déroulement simultané des fils narratifs qui est suggéré par ce genre de décrochage perspectif, qu’une espèce de suspens réflexif qui coïncide d’ailleurs souvent avec les rares moments où Jack Bauer, confronté à un choix impossible, s’absorbe quelques instants dans le flux de ses pensées avant de se reconnecter aux exigences immédiates de l’action. Cet exemple illustre l’ambivalence d’une formule comme celle-ci : « Il faut, écrit Bazin, que l’imaginaire ait sur l’écran la densité spatiale du réel »32. Mais tout le problème est justement que la « densité spatiale » est elle-même ambiguë, ou multiple : elle est nécessairement tributaire des variations introduites dans l’expérience par des dispositifs techniques de toutes natures (instruments d’observation et de surveillance, de communication à distance, etc.). Dans 24 heures chrono, un plan centré sur les mouvements d’un personnage est virtuellement démultiplié par la diversité des points de vue possibles (visuels ou auditifs) introduits par de tels appareillages, même quand ils ne sont pas matérialisés dans l’image. C’est dire qu’il n’est plus possible de s’en remettre à une « ontologie » naturelle de la « fable cinématographique ». Cette ontologie naturelle – en fait, aristotélicienne – était gagée sur l’évidence du mouvement local et des rapports de contiguïté spatiale : la rhétorique du cinéma, telle que l’entendait Bazin, renvoyait finalement la fable au substrat topologique qui est le vrai principe de la composition dramatique. Mais il suffit de changer de topologie pour admettre, à l’encontre des interdits baziniens, que des aspects simultanés de l’action peuvent toujours être remontés et « truqués » en dépit de leur coexistence locale.

À d’autres moments, lorsqu’il se trouve en conversation avec un collaborateur, le split screen offre, selon un usage plus convenu, une sorte de champ-contrechamp simultané pour mieux surligner la tension ou le soupçon qui imprègnent la scène, surtout si quelque chose d’important est hors de vue d’un des deux interlocuteurs et que la disjonction du visuel et du sonore revêt un caractère dramatique. Le procédé peut être rapproché des multiples scènes de visionnage qui permettent aux agents de la CTU d’identifier une cible ou de combler une lacune dans le déroulement des événements en recourant à un enregistrement effectué quelques minutes ou quelques heures plus tôt par une caméra de vidéosurveillance. Ces effets de complication temporelle ne relèvent ni du traditionnel flash-back – qui se donne généralement comme une unité décrochée, extérieure à la fable mais finalement homogène à la logique linéaire des plans – ni d’un simple replay – puisque le spectateur partage ici la même ignorance que les protagonistes et découvre comme eux, « en temps réel » si l’on y tient, les éléments d’information qui manquaient à une intelligence complète de l’action33.

Ainsi rien ne semble devoir échapper à l’œil de la caméra ; celle-ci est, en droit, partout à la fois. Faut-il parler, pour autant, d’ubiquité ? Les mots ont un sens. « Ubiquité » convient à un point de vue absolu, mais parfaitement imaginaire, qui tiendrait sous un seul regard une multiplicité de lignes d’action simultanées, en les faisant virtuellement communiquer dans l’instantané. Or, à y regarder de plus près, dans 24 heures chrono, les relations de simultanéité entre lignes d’action relèvent d’un montage complexe qui finit par en inverser le sens habituel : loin d’accomplir l’idéal télévisuel du temps réel, ou de donner figure au fantasme ubiquitaire qu’on se plaît à lui associer, ces relations s’organisent au sein d’un univers qui ne connaît pas l’action instantanée à distance ; elles composent un espace-temps troué ou cisaillé, plein d’ellipses, de décrochages et d’angles morts34. Il était naturel de songer à rapprocher cette série produite par la Fox de l’esthétique vidéographique du journal télévisé ou de la chaîne d’information continue, avec ses flux d’images distribués en cellules, rehaussés d’incrustations numériques et de titres courants. Mais en vérité, il n’y a de « fantasme du direct » que dans l’esprit du critique pour lequel 24 heures chrono « se situe quelque part entre télévision et cinéma, news et fantaisie, régie télé et salle de montage »35. Malgré le rythme frénétique de l’action, la trame que tissent les épisodes de 24 heures chrono est beaucoup moins compacte, beaucoup moins resserrée qu’il ne semble. À tout instant, le montage des images vient souligner la fragilité des connexions, les vides qui séparent les personnages dans l’espace actif et affectif où s’organise leur coexistence.

Reprenons l’exemple du téléphone (cellulaire ou non, peu importe), puisqu’il est si fréquent. Un appel peut donner lieu à un écran divisé qui, par la simple juxtaposition des interlocuteurs, matérialise la connexion de deux lieux distants : le procédé est presque aussi ancien que le cinéma lui-même36. Mais qu’un second appel vienne interrompre la conversation en cours (pour peu que l’intéressé dispose de l’option « signal d’appel »), et prenne un des protagonistes à contre-pied ; ou encore, qu’un déplacement soudain ou une déflagration vienne perturber la transmission du signal, au point que le contact se perde : le polyptique, auquel s’est ajoutée entre-temps une cellule supplémentaire, matérialise désormais une zone de déconnexion ; il indique un point aveugle37. Si nous ne l’avions pas compris, une animation le confirme en réduisant progressivement la taille de la « cellule morte », qui finit par disparaître dans un fondu au noir, emportant avec elle une ligne d’action, une perspective spatio-temporelle dont il est entendu qu’elle ne communiquera plus, pendant un certain temps du moins, avec les autres38. Ainsi l’écran divisé permet-il de donner une forme à la distension des relations, à l’interruption, à la déviation et à la coupure, autant qu’à la convergence symphonique des points de vue. Lorsque les lignes d’action se recoupent ou que, à l’occasion d’un climax dramatique, différents personnages en viennent à partager une même émotion ou intention, la distribution cellulaire des images organise une espèce de cluster ou de point d’orgue visuel qui répond à ces – rares – moments d’attention focalisée. Le temps réel se conjugue alors avec la coprésence, physique ou virtuelle, de plusieurs centres perceptifs. Mais il arrive tout aussi bien à l’écran divisé de figurer l’inverse : la disjonction et la déconnexion, qui constituent l’autre face de la simultanéité. Le couplage des technologies de communication instantanée à distance et de la mosaïque visuelle de l’écran éclaté est le plus sûr moyen de suggérer un monde qui se totalise par fragmentation, en faisant alterner connexion et déconnexion, rassemblement et dispersion39.

À quoi il convient d’ajouter, bien sûr, les inévitables entorses au « temps réel » liées à la nécessité de faire tenir tant de choses dans le format inextensible de 24 épisodes de quarante minutes. Sans même parler de l’impossibilité physique de tenir un tel rythme – les protagonistes de 24 heures chrono ne mangent ni ne dorment, et même sévèrement blessés nous les retrouvons d’aplomb au bout de quelques minutes –, il faut en effet compter avec les aberrations temporelles associées au transport des corps d’un point à un autre de l’espace. Il ne faut pas plus d’une demi-heure à Jack Bauer pour traverser Los Angeles en voiture, ou pour revenir du désert en hélicoptère. Comme dans le cinéma d’action le plus traditionnel, le tempo soutenu de l’action se paie ici de quelques ellipses savamment dissimulées par le montage alterné. L’illusion de simultanéité globale a pour contrepartie un jeu discret de désynchronisations, de contractions et de dilatations relatives des durées. De sorte qu’on pourrait dire que toute ligne d’action porte son temps propre. En dépit de ce que suggère l’horloge-mère qui bat inexorablement les secondes, il n’y a pas de temps global, pas de temps commun qui vaudrait a priori pour la totalité du drame. Tout se passe comme si un principe de localité – principe d’action retardée illustré en physique par la transmission de proche en proche des ondes électromagnétiques – interdisait de rapporter directement des événements distants à un unique cadre temporel. On ne partage un même temps que relativement à un référentiel donné ; mais un déplacement accéléré correspond à une variation continue du référentiel, et détruit du même coup toute notion objective de simultanéité globale.

Vitesses

Mais puisqu’il est question de rythme et de tempo : qu’en est-il, en fait, de la vitesse ? Il est certes tentant de ressaisir 24 heures chrono sous la catégorie du film d’action hypercinétique, façon Mission impossible ou Jason Bourne. On mettra en avant, par exemple, le style « parkinsonien » de la caméra à l’épaule, les zooms frénétiques, le montage précipité, la succession extrêmement rapide des plans et plus généralement l’extrême fréquence des enchaînements dans une action cadrée par l’espace-temps d’une journée. On insistera sur les effets de saccade, les syncopes et les éclipses narratives suscitées par la technique du montage parallèle. Envisagé de cette manière, 24 heures chrono rejoue sur le terrain du cinéma et de la vidéo ce que la musique disco avait accompli pour son compte en mettant en boucle les codas instrumentales des morceaux funk pour laisser tourner le groove sur lui-même et constituer une trame susceptible de servir le temps d’une chanson entière. Ici, il s’agit d’isoler et de dilater les cinq ou dix minutes les plus trépidantes d’un film d’action type pour tenir le spectateur en haleine au long de vingt-quatre épisodes qui ne lui laisseront guère de répit. On sait que les scénaristes de la première saison, peu rompus à ce genre d’exercice, avaient épuisé toutes les lignes narratives au bout de douze heures seulement, et qu’ils avaient été contraints d’inventer en chemin de nouvelles cellules dramatiques. Mise en boucle, accélérée aux limites du supportable, diffractée à travers tous les filtres possibles (écrans divisés, interfaces téléphoniques, etc.), l’action finit par s’installer entièrement en surface ; elle n’est plus l’émanation des volontés conjuguées des personnages, elle ne renvoie à aucune profondeur capable d’organiser le développement d’un schéma narratif : c’est une trame qu’il faut travailler directement, par étirements et compressions, coupures et sutures.

Ce nouveau régime « superficiel » de l’action doit retenir notre attention, bien davantage que l’accélération et l’affolement dramatique qui sont le lot commun de la plupart des films ou séries de ce genre. D’ailleurs, l’idée de vitesse au cinéma est parfaitement relative : au-delà de la vitesse de déroulement mécanique des vingt-quatre images par seconde, il n’y a pas une vitesse qui serait celle du film, ou du présent vécu par le spectateur. Cette banalité vaut tout de même d’être méditée. Indexer le flux de l’image au rythme de l’action n’a guère plus de sens que de l’identifier purement et simplement avec les caractéristiques matérielles du découpage et du montage, qui ne se donnent « en temps réel » qu’au regard du monteur professionnel ou du critique absorbé dans une analyse de séquence. Deleuze le disait à peu près en ces termes : il n’y a pas de présent cinématographique, il n’y a que les navets qui se donnent au présent et s’imaginent pouvoir dérouler une action en temps réel. En réalité, pas plus que le mouvement lui-même, le présent ne se donne de manière simple et univoque : il ne cesse de glisser, de se retourner sur lui-même, de se dédoubler, de bifurquer, en enveloppant tous les degrés de vitesse, réelle ou virtuelle. Et pas plus que le présent ne se livre dans le cours linéaire d’une action qui décrirait, d’un bout à l’autre du déroulement temporel du film ou de la série, une vaste arche narrative, la simultanéité ne se résume à la connexion, sous la forme du montage alterné, de flux simplement juxtaposés dans l’espace. Tout l’intérêt du genre de relations de synchronisme mis en scène dans 24 heures chrono est de rendre indiscernables le montage alterné, censé signifier le caractère simultané des événements et des flux, et le montage parallèle, qui supporte potentiellement des jeux de correspondance beaucoup plus lâches, avec tous les décalages et retards qu’on voudra.

Cette perturbation de la fonction classiquement narrative du montage passe, on l’a vu, par une série de décrochages et de glissements à peine sensibles : ellipses, rétrospections et anticipations. Mais pour se défaire pour de bon du mirage du temps réel et de la simultanéité, il est peut-être utile de rappeler un fait beaucoup plus évident, à savoir que 24 heures chrono procède de la fusion de la temporalité du thriller ou du film d’action technologique, et de celle, distendue, étalée en profondeur, du soap opera40. Jack Bauer est un agent de la CTU, mais il est aussi père de famille, amant et ami. Cela signifie que le temps sensori-moteur du percept et de l’action se détache toujours sur le temps long de sentiments et de liens humains eux-mêmes incessamment court-circuités ou interrompus par des contraintes narratives étrangères à la logique du soap. Bien souvent d’ailleurs, c’est le téléphone portable, articulation matérielle de la sphère professionnelle et de la sphère domestique ou privée, qui se charge d’aiguiller l’action d’une temporalité vers l’autre. À peine amorcées, les scènes de confidence sentimentale sont invariablement interrompues par une sonnerie de téléphone, et par le leitmotiv du héros résigné que le devoir appelle : « I gotta go ».

Ce cadre général défini par l’intrication du temps court et resserré de l’action et du temps long et récurrent des affects, est redoublé à un autre niveau, par une expérience elle-même curieusement clivée du côté du spectateur qui suit la série en enchaînant d’une traite jusqu’à quatre ou cinq épisodes. L’extrême densité dramatique du cours des événements, avec ses complications et ses rebondissements perpétuels, finit par engendrer un étrange sentiment de déconnexion ou d’évidement de l’action, sentiment accentué par tous les effets de reprise ou de répétition qui font l’identité de la série : retours périodiques à la CTU, scènes de traque technologique par ordinateurs interposés, interludes infographiques scandés par les coups d’horloge, usage lancinant des mêmes expressions stéréotypées (« Give me a visual on x », « Give me the protocol for y », « Run a triangulation on z’s phone », « I’m on my way », etc.). Cette récurrence des motifs participe d’un montage des correspondances dont le principe est de venir périodiquement desserrer les liens de consécution qui organisent le cours linéaire de l’action : elle contribue à rendre sensible une dimension transversale et non chronologique du temps dont l’esthétique simultanéiste des écrans multiples constitue le meilleur exemple, jusque dans ses ambiguïtés ; elle renforce enfin à chaque épisode l’effet de « déjà-vu » chez le spectateur, et contribue ainsi à installer, au cœur même de l’excitation résiduelle, une forme de distraction ou de lassitude qui vient redoubler la fatigue naturellement engendrée par le bombardement d’informations optiques et sonores. Cependant cette fatigue, l’épreuve réelle qu’elle représente pour le spectateur même le mieux disposé, participe pleinement de l’expérience esthétique de 24 heures chrono : elle fait écho à l’état physiologique et spirituel dans lequel se trouve plongé son principal protagoniste.

« This is the longest day of my life ». Le plus long jour de ma vie : les mots prononcés en voix off par l’agent Bauer au début des chacun des épisodes de la première saison méritent plus d’attention que l’unité dramatique imposée par le découpage en 24 heures et la fausse impression de « compte à rebours » suscitée par la présence lancinante des horloges digitales41. Sur ce point, il est tout de même important de ne pas perdre de vue la temporalité propre au visionnage d’une série : dans des circonstances normales, les 24 épisodes ne sont jamais parcourus d’une seule traite. Par ailleurs, l’horizon temporel de la journée de 24 heures n’a aucune incidence réelle sur le déroulement de l’action et le jeu d’anticipations qu’il engendre chez le spectateur : dans un contexte de menace diffuse et aléatoire, les comptes à rebours, lorsqu’ils existent et qu’ils donnent lieu, par exemple, à une scène classique de désamorçage d’une bombe à retardement ou d’éradication d’un virus informatique, précipitent l’action de manière essentiellement locale. Quant à l’échéance des vintg-quatre heures, elle demeure purement formelle et ne trouve aucune place dans une action qui prend ses repères de façon immanente, à travers le rythme saccadé et la précipitation générale de son cours.

Le principe des distorsions temporelles doit donc être cherché ailleurs que dans le format objectif de la série. À l’évidence vécue qui fait dire qu’une journée bien remplie et riche en événements a été particulièrement « longue », la formule de Bauer superpose l’idée d’un temps susceptible de se dilater à mesure qu’il est plus densément occupé ou qu’on s’y agite davantage. Tel est en effet le paradoxe mis en œuvre par cette fiction : comme dans la physique relativiste, l’accélération des lignes de flux s’exprime par une dilatation des durées. L’apparence de compression spatio-temporelle associée à la densification de l’action et à l’intensification du sentiment d’urgence, la frénésie illustrée par chaque épisode pris à part, se composent avec une étrange impression de lenteur à l’échelle de la saison entière. La précipitation générale (« We’re running out of time ») se double d’une confusion croissante, de sorte que le spectateur lui-même, abruti par quelques heures de suspense en flux tendu, finit par se résoudre à ne plus saisir que les grandes lignes de l’intrigue, à glisser sur elles pour en prélever de pures intensités, une configuration abstraite d’accélérations et de temps morts, de fulgurances et d’arrêts. Il faut bien reconnaître alors que le jour n’en finit pas de finir : comme si, une fois franchi un certain seuil de saturation, toute l’action se mettait à flotter au ralenti.

L’automate spirituel

L’hyperstimulation et la tension extrême à laquelle il est soumis conduisent Jack Bauer lui-même aux limites de l’épuisement, à un état « second », proche de l’hypnose. Véritable automate spirituel, il semble alors se livrer de manière de plus en plus passive à l’accomplissement mécanique des opérations destinées à enrayer, tant bien que mal, une machine terroriste elle-même vouée à une folle fuite en avant. La gestuelle de Kiefer Sutherland exprime cela à merveille en donnant à son personnage un air à la fois hagard et inquiet, ponctué par des tics faciaux, des clignements d’yeux, des mouvements erratiques de la tête. Essoufflé, l’agent Bauer l’est dès les premières minutes de chaque saison, bien que son état s’aggrave au fil des épisodes. L’homme du contrôle est fatigué, mais cet état est constitutif de son régime perceptif et affectif ; il ne s’explique ni par la course contre la montre, ni par le mouvement perpétuel auquel le contraignent les circonstances. Il est vrai qu’entre « I’m on my way » et « I gotta go », il n’y a pas de place pour l’arrêt : dans 24 heures chrono, ceux qui ne bougent pas sont très vite détruits, et c’est ce qui arrive à tous ceux qui s’imaginent pouvoir occuper durablement un poste de commandement. Mais il est facile de courir ; la vraie difficulté consiste à diviser à chaque instant son attention entre plusieurs objets, à travailler littéralement avec plusieurs cerveaux. Ici le contrôle prend la forme de l’attention clivée (split attention) ou distribuée. Cette capacité est finalement bien plus importante, pour comprendre la forme de passivité singulièrement active de Bauer et la disposition symétrique du spectateur, que tout ce que peuvent suggérer les idées de saturation, d’hyperstimulation sensorielle ou de captation scopique.

Ainsi le schème sensori-moteur propre au film d’action n’a pas besoin d’être rompu pour libérer les devenirs curieusement accélérés ou ralentis de l’image-temps ; il suffit de le distendre et de le distribuer, de manière à ce que les liens de cause à effet s’organisent sur des lignes distinctes qui se recoupent seulement de loin en loin. Des connexions quasi instantanées (réseau téléphonique, Internet, GPS) les feront communiquer en enjambant les conditions matérielles de la coprésence ou de la proximité des corps. Mais il arrive que la communication soit interrompue, ou qu’elle ne puisse être établie. Des circonstances spéciales, un blocage des communications par exemple, peuvent creuser un écart si profond dans l’ordre des simultanéités que deux séries d’événements apparaissent comme radicalement séparées ou déconnectées, parce qu’il ne peut exister entre elles, pendant un certain laps de temps, aucune forme de relation causale. Que les angles morts et les déconnexions qui en résultent revêtent ou non une forme sensible, qu’ils se conjuguent ou non avec les effets de compression ou de dilatation temporelle liés au rythme des péripéties, il est clair que le type de totalité composée par 24 heures chrono n’a plus la consistance d’un plenum, ni d’un monde centré sur le personnage et ses actions. La catastrophe a déjà eu lieu : le monde a implosé, il est en miettes. Reste un multivers clignotant, qui ne cesse de bifurquer en déconnectant et en reconnectant ses parties42. Les schèmes traditionnels du film d’action ne s’y appliquent que localement et ne permettent pas d’anticiper sa forme globale. À l’image du split screen auquel elle a intensément recours, la série se développe en raccordant ses motifs de proche en proche (cellules d’espace-temps, lignes d’actions), improvisant en chemin les détails, et parfois quelques-uns des retournements majeurs de l’intrigue.

L’œil et la main

24 heures chrono offre ainsi pour la première fois l’exemple d’une application rigoureuse de l’idée de sérialité à un film d’action43. On en a indiqué plus le haut le ressort : les innombrables faux raccords qui perturbent la rêverie simultanéiste du temps réel témoignent de l’efficacité d’un principe de localité qui fonctionne, en pratique, comme un principe de déphasage ou de désynchronisation parfois imperceptible des durées. Couplé aux réenchaînements irrationnels du split screen et à la multiplicité kaléidoscopique des points de vue, ce principe confère à l’espace-temps de la série une topologie singulière où se mêlent l’intuition aristotélicienne (ou pragmatiste44) de l’action par contact et le point de vue moderne, monadologique, d’un espace global des perspectives. Cette alliance instable est illustrée à chaque instant par la fable. Bauer ne peut réellement agir que de proche en proche, en parcourant tous les maillons de la chaîne des médiations ou du nexus causal. S’il n’y a pas d’action à distance, toute simultanéité doit finalement se résoudre en coïncidences locales. Et cependant le héros n’a de cesse de reconnecter les pistes à distance, comme si son esprit ne pouvait quant à lui ressaisir la coexistence des flux qu’en enjambant l’espace, dans un rapport de sympathie ou de télépathie qui nous ramène aux actions à distance du vieux monde newtonien45. La voiture et le téléphone, la main et l’œil (ou l’oreille) résument ces deux aspects qui renvoient peut-être, plus profondément, à une polarité interne au régime contemporain de la coexistence des images.

Mais l’important est que ni l’œil ni l’oreille ne fonctionnent sans la main. C’est leur couplage qui est intéressant, et il n’y a donc pas lieu de réclamer le retour au sol rugueux de l’expérience moyenne, en l’opposant à l’éblouissement optique de l’instantané et du temps réel. Cet éblouissement, cette instantanéité, ne sont de toute manière que des effets de mirage, ou des fictions utiles. Le principe de localité, conjugué au motif perspectiviste de la multiplicité des points de vue, implique justement qu’il n’y a plus de temps absolu, plus de temps indépendant des possibilités de connexion effectives, autrement dit de la structure causale de l’univers. Pour s’en rendre compte, il fallait commencer par mettre en scène le fantasme ubiquitaire de l’action instantanée à distance en lui adjoignant les prothèses technologiques requises, quitte à soumettre cette scène à toutes sortes de manipulations, coupures et autres compressions. Car, comme nous l’enseigne la théorie de la relativité, les écarts temporels infimes qui font entrevoir la trame de l’expérience ne peuvent se révéler qu’au voisinage d’une vitesse-limite, de fait jamais atteinte. Il fallait donc déployer une fiction technologique du temps réel, distribuer partout des technologies de communication quasi instantanée, pousser plus loin que jamais l’idée de « fiction téléphonique » déjà illustrée par des films comme Matrix ou Mission impossible, pour faire enfin affleurer la texture de cet espace-temps clignotant, ajouré, cisaillé, plein de coupures et de coutures. Dans ce multivers qui interdit toute totalisation synoptique, Bauer glisse d’une ligne à l’autre, d’une cellule à l’autre, plutôt qu’il ne met en œuvre un plan d’action. Il n’y a plus d’horizon, plus de projet, plus de monde, mais juste assez de marge pour ajuster des réponses au coup par coup, selon un jeu d’anticipations de plus en plus resserrées. « Just in time », ou l’art du contrôle.

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Coda : 24 Reloaded

La reprise du texte qu’on vient de lire, et dont une première version était parue en 2008, fournissait l’occasion rêvée de revoir la série, ou du moins de tenter un revisionnage en prétextant d’un travail universitaire. L’expérience s’est avérée subjectivement décevante : pour le dire simplement, l’esprit n’y était plus et je n’ai pas eu la force d’aller jusqu’au bout de la deuxième saison. Mais ce n’est peut-être pas là l’essentiel. Toute la question est en effet de savoir dans quelle mesure une série se prête à un pareil exercice – et singulièrement cette série-ci. De ce point de vue, mon expérience déceptive portait quelques leçons utiles.

Il y aurait évidemment lieu de s’interroger, de manière plus générale, sur les raisons qui rendent moins évident le fait de relire un livre que de revoir un film. Dans les deux cas, le geste de la reprise paraît s’opposer à une idéologie dominante encourageant la consommation irréfléchie de produits culturels « jetables », à usage unique. Ce geste est pourtant très habituel dans le cas des films, qu’il nous arrive couramment de revoir par plaisir ou par nécessité – et parfois les deux à la fois, comme l’illustrent les attitudes fétichistes suscitées par les « films cultes » (chacun reconnaîtra les siens). Peut-on en dire autant des séries ? De Breaking bad ou des Soprano ? Ces exemples sont choisis à dessein : leur qualité « cinématographique » désigne ces œuvres comme éminemment revisitables. Mais à supposer qu’on ait le temps d’y consacrer quinze jours pleins, qui a revu, qui a même jamais projeté de revoir, les neuf saisons de 24 heures chrono dans leur intégralité – sans parler des épisodes proposés en « bonus » ou « mini-série » ?

Roland Barthes recommandait dans S/Z une première lecture qui soit déjà l’équivalent d’une re-lecture. Pour des raisons structurelles qui tiennent à la nature temporelle du médium cinématographique, il est plus difficile de soutenir ce type d’attention dans le cas d’un film, sauf à en interrompre activement le visionnage en s’autorisant des arrêts sur image, des allers-retours, des indexations et des prises de notes. Un travail d’analyse nous y oblige parfois : la vision réflexive s’apparente dans ce cas à une re-vision. Comme le soulignent Jacques Aumont et Michel Marie, elle est « fondée non plus sur la jouissance immédiate et consommatrice, mais sur le savoir »46 ; elle s’accompagne d’un « plaisir spécifique » qui s’avère un puissant remède contre « l’ennui », dont ces auteurs nous rappellent qu’elle est une dimension à part entière de l’expérience filmique. Reste qu’on peut vouloir revenir à un film sans arrière-pensée, de façon pour ainsi dire désintéressée, pour le simple plaisir de le revoir. La satisfaction déplacée qu’éprouve alors le spectateur ne recoupe que marginalement celle qui accompagne l’attitude savante, bien qu’elle s’offre naturellement au jeu de la comparaison et du décryptage analytique.

Jacques Aumont et Raymond Bellour, récemment consultés sur ce sujet, ont reconnu tous les deux qu’il y avait là une sorte de point aveugle dans le champ des études cinématographiques. Il n’existe pas, à ma connaissance, de texte canonique sur les dimensions esthétiques de l’expérience de la « seconde fois » au cinéma ou à la télévision. On a certes souvent relevé les effets de surprise que réserve le décalage temporel entre deux visionnages, et l’inévitable recontextualisation historique qu’il implique : le monde diégétique qui nous était contemporain lorsque nous découvrions le film nous paraît parfois curieusement daté ; nous devenons particulièrement sensibles au caractère obsolète de certains usages langagiers ou de certaines technologies qui nous semblaient neufs à l’époque, au point que le film tout entier paraît avoir pris soudain « un coup de vieux ». Ce genre d’anachronisme explique, pour une part, la déception qui peut accompagner la re-vision d’un film ou d’une série. Mais on pourrait y trouver, à l’inverse, les raisons du charme persistant de certaines fictions objectivement désuètes.

24 heures chrono n’échappe évidemment pas à la règle, et il n’est pas utile d’insister sur les distorsions induites par la généralisation et la banalisation de l’usage intensif des téléphones portables ou des interfaces numériques. Il va aussi de soi que, ici comme ailleurs, le filtre subjectif personnel du spectateur est pour beaucoup dans la qualité qu’il peut trouver à son expérience de re-visionnage. Les « morceaux choisis » que nous avions constitués de manière spontanée – les scènes qui nous avaient impressionné ou qui avaient cristallisé notre désir – voisinent avec des séquences complètement oubliées et que nous redécouvrons avec stupeur. Ce télescopage fait apparaître, par contraste, tous les faux souvenirs, tous les « souvenirs écrans » qui, au fil des années, avaient contribué à produire dans notre esprit un autre film, un film-souvenir se substituant à l’expérience vivante de la première vision. Freud et Bergson ne seraient pas de trop pour nous aider à comprendre les mécanismes de cette cinématographie virtuelle dont le travail se poursuit en nous des années après avoir vu ou même revu un film. De ce point de vue, il conviendrait de situer correctement la fonction de la fixation du premier film-souvenir pour toutes les expériences de « seconde fois ». Les films qui traitent explicitement, non pas du souvenir ou de l’oubli en eux-mêmes, mais plus précisément du « déjà-vu » comme dimension constitutive de l’expérience humaine (c’est le cas, évidemment, de Vertigo), sont à cet égard des terrains d’analyse privilégiés47. Il faudrait sans doute en généraliser la leçon au-delà des cas paradigmatiques de mise en abyme narrative, pour répondre finalement à la question la plus directe et la plus bête : y a-t-il des films qu’il faut éviter de revoir, indépendamment de leur qualité intrinsèque (ou justement à cause de leur qualité intrinsèque), tandis que d’autres, comme on dit, « se laissent revoir » ? Et à quoi tient précisément cette différence ?

La question qui m’intéresse ici est d’une autre nature. Il s’agit de savoir comment tous ces éléments entrent en jeu lors du re-visionnage et contribuent à l’expérience singulière de cette « seconde fois », au-delà des effets de perspective anachronique déjà évoqués, au-delà aussi des effets déceptifs les plus immédiats liés au fait qu’on connaît d’avance le dénouement, qu’on anticipe les coups de théâtre au point de les trouver prévisibles (attention aux faux amis et aux ex-amantes !), au-delà aussi de la réorientation de l’attention qui en résulte pour le spectateur : sensibilité aux détails, aux péripéties secondaires, aux « ficelles » un peu trop visibles ou aux niaiseries savamment orchestrées, surprise redoublée que traduit l’étonnement de ne pas se souvenir de tel élément-clé de la narration (« comment avais-je pu oublier ça ? »)…

En reprenant 24 heures chrono après environ quinze ans de décantation et d’oubli, pour le plaisir, la re-vision analytique ayant déjà été faite une première fois pour les besoins de l’article, je m’attendais naturellement à ce que cette répétition subjective en modifie la qualité temporelle, mais pas au point de la transformer aussi radicalement. À la réflexion pourtant, j’aurais dû m’en douter : si l’on part de l’idée que le film est un objet temporel, la surdétermination d’une telle expérience par celle des visionnages précédents ne saurait être purement anecdotique. La temporalité du film revu – et même plusieurs fois revu – constitue une dimension intrinsèque du film total entrevu dans la pénombre de la mémoire individuelle et collective. Mais la vérité est qu’à force d’y penser, justement, je suis de plus en plus convaincu que le film (ou la série) n’est qu’accessoirement un objet temporel, qu’il est peut-être en son fond un objet spatial d’un genre particulier, pourvu qu’on l’envisage en effet selon toutes ses dimensions, au-delà des contraintes imposées par le temps de la projection et le déroulement de l’action. Il ne s’agit pas simplement de mettre au jour, comme nous y incitent les méthodes d’inspiration formaliste, les relations synchroniques et les tableaux de correspondances qui structurent l’œuvre filmique (ou sérielle) considérée pour ainsi dire « en soi ». L’expérience même du spectateur s’avère inséparable du groupe de transformations qui organise, au gré des visionnages et des remaniements successifs du film-souvenir, l’espace de variation et le temps long d’une œuvre susceptible de l’accompagner à l’échelle de sa vie entière. De sorte que l’allure temporelle du film (ou de la série) apparaît finalement elle-même dérivée ou du moins solidaire de cette spatialité formelle qui est son véritable milieu d’évolution. Cette hypothèse a l’avantage de nous épargner certaines facilités de la phénoménologie du temps vécu pour nous permettre d’aller tout droit à ce qui constitue, à mon sens, la singularité de l’expérience filmique. Ma tentative de re-visionnage de 24 heures chrono a plutôt conforté mes convictions à cet égard, pour une raison qui tient à la contexture temporelle particulière de cette série.

En revoyant un film, nous révisons en même temps notre première vision. Mais dans le cas qui nous occupe, la mise en abyme effectuée par le re-visionnage a une portée directement pragmatique : elle ne se contente pas d’organiser un réseaux de signes allégoriques en mettant le film en communication avec lui-même par le truchement des souvenirs du spectateur (cas de la narration à double détente de Vertigo) ; elle nous invite à un travail de remontage mental en nous plaçant sur le terrain même des opérations temporelles orchestrées par le scénario et les choix de réalisation. Le spectateur bénéficie ici d’un effet d’échelle : le temps dilaté de la série, qui se mesure en centaines d’heures, est certainement plus propice à ce type d’exercice que le format standard de la plupart des films. Il rend possible un regard pensif et synoptique qui s’apparente à celui du « gamer » reparcourant pour la trentième fois, dans un état second, le niveau final d’un jeu vidéo d’aventure. Je me contenterai d’évoquer dans ce qui suit les principales caractéristiques d’une telle expérience.

Le premier bouleversement concerne évidemment les horizons d’anticipation narratifs disposés par les scénaristes de la série. Pour le spectateur « prévenu », cette réorganisation se traduit d’abord par la neutralisation des procédés habituels de synchronisation de l’attention spectatorielle – effets de suspense et « cliffhangers » parsemés au fil des épisodes –, et par la constitution d’une temporalité secondaire (au sens où Pierre Janet parlait de conduites « secondaires » distinctes des actes primaires et irréfléchis). Cette temporalité a un caractère dialectique. Sans donner nécessairement lieu à une reprise analytique, elle fait sentir la dimension pour ainsi dire « verticale » du film en faisant jouer les uns contre les autres les souvenirs du spectateur à des niveaux de profondeur variables et comme superposés, au-delà du « temps réel » scandé par les rebonds dramatiques et même de cette percolation continue de la conscience perceptive dont Husserl montre qu’elle est lestée à tout moment de rétentions et de protentions qui compliquent le schème sériel de la succession. La dialectique des temps superposés concerne tantôt différentes versions de la série correspondant à des visionnages séparés dans le temps, tantôt différents régimes de vitesse et de temporalité inscrits au sein de chaque épisode ; elle se traduit par une conscience du « présent » ou du « simultané » réellement désolidarisée du flux des images dans lequel la première vision se trouvait emportée volens nolens, et par une conscience de plus en plus vive du caractère lacunaire de la trame qu’on pensait pouvoir tendre sous l’histoire rejouée, à mesure qu’on réalise davantage l’étendue de ce qu’on avait en fait oublié, refoulé ou transformé.

Temps dialectique, temps vertical, temps superposés : ces expressions sont reprises à Bachelard, dans La Dialectique de la durée48 ; elles suggèrent la constitution d’une temporalité formelle en décrochement par rapport au plan strictement chronologique de la fable. Cette temporalité enjambe l’ordre des actions soumises à la causalité motrice, opérant de proche en proche ; elle obéit aux rythmes secrets d’une causalité formelle agissant à distance, et que le travail de remontage virtuel contribue à faire apparaître, assimilant le re-visionnage à un véritable synopsis. D’un point de vue sensible, cela passe notamment par une série d’inversions des valeurs temporelles : la trame discrète mais persistante des liens sentimentaux entre les personnages, qui affleurait de loin en loin lors du premier visionnage, passe étrangement au premier plan et étire les épisodes en longueur, au point que c’est l’« action » qui apparaît désormais sporadique et rare, alanguie et comme dévitalisée par des préludes narratifs et des préliminaires conversationnels interminables. Ce qui apparaissait fugitivement comme une figure en creux de 24 heures chrono, son envers inavouable, devient ici plus prégnant que jamais : dans les deux premières saisons en tout cas, nous avons bien affaire à un soap opera sentimental et familial ; un soap compressé dans le temps d’une journée trépidante, mais singulièrement délié, et qui dans son genre se développe aussi lentement que Les feux de l’amour. D’un autre point de vue, c’est une tragédie respectant la règle d’unité des 24 heures. Son titre pourrait être : Le sacrifice de Madame Bauer.

Si, contrairement au fantasme du « temps réel » conforté par le titre de la série, le temps ne s’est jamais écoulé pour la famille Bauer à la manière d’un flux torrentiel, il reste qu’à la re-vision l’action perd singulièrement de son liant : elle ne « colle » plus, en tout cas moins que jamais, laissant libre cours à un regard contemplatif et cependant curieusement obstiné et persévérant en dépit des inévitables plages d’ennui ponctuées par des dénouements attendus. Ce n’est pas le léger vertige ou le regard flottant résultant d’une action frénétique (la figure de l’automate spirituel évoquée plus haut dans l’article, si bien incarnée par le visage hagard de Kiefer Sutherland) : plutôt quelque chose comme une élévation en apesanteur vers des niveaux de conscience filmique plus subtils et plus tendus, qui nous rendent sensibles aux fausses fenêtres de l’intrigue, aux effets de symétrie et de répétition, mais surtout à la stratification interne qui compose le sentiment trompeur de vivre la série au présent. Oui, un film est un objet spatio-temporel, et donc finalement spatial. La série revue le révèle comme une lentille grossissante : nous ne nous écoulons pas vraiment avec elle, ni elle avec nous. L’inconscient filmique est stratifié, il est fait de temps superposés, mais il n’a rien de foncièrement « archéologique » ; la figure qui s’impose est celle de l’atlas, ou de la table de montage dont Walter Murch, qui fut notamment le monteur-mixeur de Coppola, expliquait qu’elle permet de dégager par soustraction la forme finale du film réalisé au prix d’un patient travail d’élagage, d’extraction et d’extrudage à partir d’un « bloc » constitué de centaines d’heures de rush49. La cinématographie virtuelle opère elle aussi dans le champ total du film et de ses possibles, le plus souvent sans que nous ayons à nous placer dans des conditions de projection ou de visionnage réelles. Mais pour qui sait voir, et surtout re-voir, elle fait sentir sous chaque plan une étrange image-volume qui se déploie, au ralenti, dans un temps artificiel et machiné50.

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Notes

1. Cité par V. Amiel, Esthétique du montage, Paris, Armand Colin, 2007 (2001), p. 84.

2. La série dont le titre en version originale est 24 a été initialement diffusée en France par Canal+ sous le titre 24 heures chrono pour amorcer sa huitième saison au début de l’année 2010.

3. Voir à ce propos, D. Burstein, A. J. de Keijzer (eds.), Secrets of 24. The Unauthorized Guide to the Political & Moral Issues Behind TV’s Most Riveting Drama, New York, Sterling, 2007, p. 88 sq.

4. David Palmer, qui aura devancé de quelques années Obama dans le rôle de premier président afro-américain des États-Unis, est principalement confronté à des obstacles internes, sous la forme de conjurations impliquant les relais politiques et financiers du fameux complexe militaro-industriel.

5. En dépit de son caractère irréaliste, confirmé par les meilleurs connaisseurs des « opérations spéciales », « the ticking bomb argument » demeure un locus classicus de la réflexion éthique sur l’usage de la torture en situation de menace terroriste. Cf. J. Waldron, « Reality Check », London Review of Books, 10 avril 2008 ; D. Burstein, A. J. de Keijzer (eds.), Secrets of 24. The Unauthorized Guide to the Political & Moral Issues Behind TV’s Most Riveting Drama, New York, Sterling, 2007, p. 192-215 ; S. Peacock (ed.), Reading 24. TV against the Clock, London, I.B. Tauris, 2007, p. 119-145.

6. G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 107.

7. G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 109.

8. G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 107-108.

9. G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 109.

10. On n’aurait pas de mal, ici, à mobiliser l’analyse kantienne du jugement esthétique (libre jeu, finalité sans fin) pour rendre compte du genre de délectation qui accompagne un tel spectacle.

11. La première diffusion sur la Fox remonte au 6 novembre 2001.

12. M. Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Gallimard-Seuil, 2004, p. 22.

13. On aura noté, dans plusieurs épisodes de 24 heures chrono, le tabou que représente la promulgation de l’état d’urgence ou de la loi martiale en situation de crise : cette solution ne peut qu’être un dernier recours.

14Cf. T. Monahan, « Just-in-Time Security. Permanent Exceptions and Neoliberal Order », S. Peacock (ed.), Reading 24. TV against the Clock, London, I.B. Tauris & Co, 2007, p. 109-117.

15. « Le gouvernement de l’insécurité », entretien avec G. Agamben, La revue internationale des livres et des idées, mars-avril 2008, p. 18.

16. « Le gouvernement de l’insécurité », entretien avec G. Agamben, La revue internationale des livres et des idées, mars-avril 2008, p. 20.

17. Les remarques que nous formulons à ce sujet doivent beaucoup aux stimulantes analyses d’A. Galloway dans Protocol. How Control Exists after Decentralization, Cambridge, MA, The MIT Press, 2004. Cf. A. Galloway, Eugene Thacker, The Exploit. A Theory of Networks, Minneapolis, MN, University of Minnesota Press, 2007.

18. La saison 3 met spectaculairement en scène l’attaque d’un virus (« worm attack ») menaçant d’engorger et de paralyser tout le système central de la CTU.

19Cf. G. Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 243-244 ; A. Galloway, Protocol. How Control Exists after Decentralization, Cambridge, MA, The MIT Press, 2004, p. 147-172.

20Cf. Fr. Choay, Pour une anthropologie de l’espace, Paris, Seuil, 2007. Pour élargir la discussion aux conditions spatio-temporelles des sociétés contemporaines, voir R. Hassan, R. E. Purser (eds.), 24/7. Time and Temporality in the Network Society, Stanford, CA, Stanford University Press, 2007. Sur l’espace-temps urbain (« espace des flux ») et son rapport aux nouvelles technologies, voir également S. Graham (ed.), Cybercities, New York, Routledge, 2004.

21. La procédure de « lockdown » réapparaît quasiment à chaque saison : elle consiste, non seulement à verrouiller les entrées et sorties de la CTU, mais à couper tous les accès au réseau interne et à ses bases de données. Elle est généralement motivée par la présence d’une « taupe » au sein même de la cellule antiterroriste.

22. La saison 5 est particulièrement riche de ce point de vue. Elle ne commence vraiment qu’avec un coup de téléphone de Chloe O’Brian à Jack Bauer : « Jack, I know this isn’t protocol – please don’t hang up ! ». Dans la suite, la question de savoir quels sont les « bons » protocoles tient une telle place qu’elle tend parfois à éclipser l’intrigue principale.

23. Les nombreuses scènes de travail d’équipe correspondent assez bien au mode de collaboration dispersé décrit par Isaac Joseph. Fonctionnement fluide et horizontal, chaînes de coopération formées de liens « faibles », polyvalence et superposition des missions, postes de travail décloisonnés et modulables, attention distribuée, sensible aux « informations latérales », alternance des moments de vigilance et de réserve : ce type de travail partagé se laisse malaisément réduire à un assemblage par subordination, ou à un simple montage d’actions. Dans ce genre de contexte, l’accord sur les protocoles définissant les objectifs prioritaires et les ordres de préséance devient un enjeu essentiel (I. Joseph, « Attention distribuée et attention focalisée : les protocoles de la coopération au PCC de la ligne A du RER », L’athlète moral et l’enquêteur modeste, Paris, Economica, 2007, p. 380-381).

24. « Bill Buchanan : You’ve managed to rack up 4 protocol violations. / Chloe O’Brian : Well, it’s a lot worse than that if you count agency dot codes. It’s more like 26 violations » (24 heures chrono, saison 5).

25Cf. T. Monahan, « Just-in-Time Security. Permanent Exceptions and Neoliberal Order », S. Peacock (ed.), Reading 24. TV against the Clock, London, I.B. Tauris & Co, 2007, p. 110.

26. L’audace de la saison 5 aura consisté à imaginer un complot d’État dont il s’avère que les commanditaires instrumentalisent la présidence elle-même.

27. Sur la fonction du téléphone dans 24 heures chrono et dans le cinéma plus généralement, voir D. Zabunyan, « De Franz Kafka à Jack Bauer », Trafic 68, décembre 2008.

28. J.-S. Chauvin parle à ce sujet d’une série « multipistes » (« L’Amérique ne dort jamais », Cahiers du cinéma, juillet-août 2003, p. 22).

29. D. Jermyn insiste sur le caractère réflexif et virtuellement interactif du split screen, mais elle voit surtout dans cet équivalent spatialisé du montage alterné une allégorie de la construction filmique elle-même (« Reasons to Split up. Interactivity, Realism and the Multiple-Image Screens in 24 », S. Peacock (ed.), Reading 24. TV against the Clock, London, I.B. Tauris & Co, 2007, p. 49 sq.).

30. Il ne faut donc pas trop vite rabattre le mode d’opération du polyptique sur les tentatives déjà anciennes d’un cinéma « symphonique » ou « polyphonique », et notamment sur le procédé de la surimpression ou de la coupe transversale, commun à des réalisateurs aussi différents qu’Abel Gance (dont le Napoléon avait été projeté dans une salle multi-écrans à sa sortie en 1927), Dziga Vertov (pour L’Homme à la caméra) ou Walter Ruttman (pour Berlin, symphonie d’une grande ville). Voir ce que dit Siegfried Kracauer de la « section transversale » dans De Caligari à Hitler [1973], trad. fr. Cl. B. Levenson, Paris, Flammarion, 1987, p. 201 sq.

31. Le principe du « montage interdit » se formule de la manière suivante : « Quand l’essentiel d’un événement est dépendant d’une présence simultanée de deux ou plusieurs facteurs de l’action, le montage est interdit. Il reprend ses droits chaque fois que le sens de l’action ne dépend plus de la contiguïté physique – même si celle-ci est impliquée » (A. Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Cerf, 1985, p. 56). Par « présence simultanée », Bazin entend bien sûr une simultanéité locale, autrement dit la coexistence de deux actions ou unités d’action dans un même voisinage.

32. A. Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Cerf, 1985, p. 56.

33. Le médium vidéo, c’est l’occasion de le rappeler, présente deux caractéristiques fondamentales, qu’il est bon de ne pas isoler l’une de l’autre : la coïncidence de l’enregistrement et de sa projection (télédiffusion, « direct »), mais aussi la possibilité d’un visionnage immédiat de ce qui vient d’être enregistré (« replay »).

34. En ce sens, l’espace-temps de 24 heures chrono est plus proche de celui de la théorie de la relativité que de celui, ubiquitaire, de la mécanique classique. On y reviendra plus bas.

35. J.-S. Chauvin, « L’Amérique ne dort jamais », Cahiers du cinéma, juillet-août 2003. E. Burdeau fait lui aussi grand cas de l’idée d’un « capital temps offert aux personnages » de 24 heures chrono : « le temps réel y garde l’abstraction froide d’un commandement divin ou d’un aiguillon mental » (E. Burdeau, « 24 en l’occurrence (et des séries en général) », Trafic 49, hiver 2004, p. 31). Mais c’est pour mieux relever un tressage complexe de temporalités (une « multiplicité d’horloges individuelles ») et une diversité de modes de temporalisation (anticipation, calcul, etc.) qui démentent l’évidence première du temps réel. « [S]ur la surface du direct se projettent ainsi les ombres du différé et du preview » ; il faut « supposer mille flash-back ou forward, mille temps diversement pliés dont celui dit réel n’est que l’infime point de croisement ».

36. Pour ce qui est des scènes téléphoniques, on pourrait citer, parmi bien d’autres, Are You There ?, un court-métrage de James Williamson (1901), Suspense de Phillips Smalley et Lois Weber (1913), ou le plus célèbre Un jour aux courses des Marx Brothers (1937).

37. Que la division de l’écran pour mettre en scène les conversations téléphoniques corresponde plus généralement à une disjonction du visible et de l’audible, et donc à une occultation ou déconnexion partielle, c’est ce que confirment ces propos rapportés d’un des réalisateurs de la série, Stephen Hopkins : « [T]here were so many phone calls in the script that these people would never share any screen-time together. […] I loved the idea of showing what people were saying on the phone but also what they didn’t want other people to see » (cité par J. Talen, « 24: Split Screen’s Big Come Back », https://www.salon.com/2002/05/14/24_split/).

38. Voir S. Peacock, « 24: Status and Style », in Steven Peacock (ed.), Reading 24. TV against the Clock, London, I.B. Tauris & Co, 2007, p. 27.

39. Sur le thème de la totalisation dispersée, que nous reprenons librement à H. Lefebvre, voir É. During, « Technologies de l’attention et esthétique de la coexistence dans la post-métropole », P.-A. Chardel, G. Rockhill (dir.), Technologies de contrôle dans la mondialisation, Paris, Kimé, 2009.

40Cf. E. Burdeau, « 24 en l’occurrence (et des séries en général) », Trafic 49, hiver 2004, p. 33.

41. Voir J.-S. Chauvin, « L’Amérique ne dort jamais », Cahiers du cinéma, juillet-août 2003. Le rappel obsédant du « décompte » serait la marque d’un « présent perpétuel ». Mais les horloges de 24 heures chrono mesurent le passage du temps comme n’importe quelle montre : elles ne comptent justement pas à rebours ! Il est plus judicieux de noter, avec Steven Peacock (« 24 : Status and Style », in S. Peacock (ed.), Reading 24. TV against the Clock, London, I.B. Tauris & Co, 2007, p. 29), que les horloges continuent à fonctionner pendant le temps prévu pour les inserts publicitaires : dans des conditions de télédiffusion normale, le spectateur éprouve donc immanquablement le sentiment que l’action « en temps réel » continue à se dérouler pendant la pause. Cet effet de télescopage des niveaux de temporalité (vécue et diégétique, si l’on veut) est évidemment moins sensible si l’on visionne la série en DVD, mais il faut bien reconnaître que l’idée que le viol de Teri, la femme de Jack Bauer, a lieu pendant la diffusion d’une publicité pour des cacahuètes ou une boisson gazeuse a quelque chose d’à la fois sordide et troublant. Il y a là de quoi méditer, plus généralement, sur la coexistence des images au sein du médium télévisuel : information continue et publicité, drame humain et vulgarité de la marchandise, etc. De ce point de vue, le genre de décrochage temporel opéré dans 24 heures chrono, par la simulation du temps réel, est potentiellement plus efficace que les procédés de collage ou de montage dialectique privilégiés par certains tenants de l’art critique.

42. Sur le temps stratifié ou fracturé et les modalités de la simultanéité, en rapport avec l’usage du montage parallèle et du split screen, voir les analyses de J. Furby, « Interesting Times. The Demands 24’s Real-Time Format Makes on Its Audience », S. Peacock (ed.), Reading 24. TV against the Clock, London, I.B. Tauris & Co, 2007, p. 63-65.

43. Les lignes qui précèdent suggèrent qu’il faut l’entendre ici au sens de la musique sérielle. À cet égard les remarques de Jean-Sébastien Chauvin sur l’idée d’un « feuilleton-réseau » fait de « cellules folles qui prolifèrent » nous paraissent plus pertinentes que celles qu’il consacre au temps réel.

44Cf. G. H. Mead : « Les expériences de contact sont la réalité des expériences de distance » (The Philosophy of the Present, La Salle, Ill, Open Court, 1932, p. 155). C’est bien ce qui rend problématique à ses yeux la théorie de la relativité, si on y cherche, telle quelle, le principe d’une nouvelle ontologie. Dans un monde de purs événements, de vitesses absolues et sans support (la lumière), la phénoménologie de l’action perd ses marques ; les objets ne lui opposent plus de résistance, et ne lui offrent plus de prise (Ibid., p. 164).

45. Voir à ce sujet les développements consacrés par M. Allen à la doctrine de l’union sympathique chez Griffith (Family Secrets. The Feature Films of D. W. Griffith, London, BFI Publishing, 1999, p. 54-55). La connexion sentimentale entre les êtres – plus particulièrement ceux qui appartiennent à une même famille – fournit au réalisateur le moyen de suggérer une relation entre des espaces et des temps filmiques disjoints.

46. J. Aumont et M. Marie, L’analyse des films, Paris, Nathan, 1988, 2 e édition, p. 208.

47. Voir l’entrée « Vertigo » du Dictionnaire de la pensée du cinéma, A. de Baecque et Ph. Chevallier (dir.), Paris, P.U.F., 2012. J’ai également abordé ce point dans « Topologie de la hantise : Vertigo », Faux raccords. La coexistence des images, Arles, Actes Sud, 2010, p. 29-80.

48. G. Bachelard, La dialectique de la durée [1936], Paris, P.U.F., nouvelle édition établie par É. During, à paraître en 2022.

49. Voir W. Murch, En un clin d’œil, Paris, Capricci, 2011.

50. J’ai développé cette hypothèse (et cette image) sur le cas de l’art vidéo dans « Turning movements: Fragments on Mark Lewis », dans Mark Lewis: Im/possible films, Fr. Bovier et H. Taieb (eds.), Genève, Métis Presses, 2016. Voir également « Quand l’écran fait image », dans Image, corps, espace, J. Lageira et M. Roman (dir.), Paris, Mimésis, 2017.

*. Une première version de ce texte a été publiée sous le titre « 24 ou l’art du contrôle » (Trafic 68, décembre 2008), avant d’être refondue dans : É. During, Faux raccords. La coexistence des images, Arles, Actes Sud, 2010. C’est sur cette base que s’appuyait l’exposé présenté lors du colloque « Philoséries - épisode 3 : 24 heures chrono ». La version que nous présentons ici est augmentée d’un « coda » inédit.

Citation

Élie During, « Temps réel et simultanéité dans 24 heures chrono – et coda : l’expérience du revisionnage », dans Sylvie Allouche (éd.), 24 heures chrono, naissance du genre sécuritaire ? Archive ouverte J. Vrin, visité le 19 avril 2024, https://archive-ouverte.vrin.fr/item/during_temps_reel_et_simultaneite_dans_24_heures_chrono_-_et_coda_l_experience_du_revisionnage_2021

Auteur

Élie During est maître de conférences en philosophie à l’Université Paris Nanterre (EA 373 IRePh).

eduringparisnanterre.fr

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