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Contribution

Cette contribution est issue de l’ouvrage collectif : Sylvie Allouche (éd.), 24 heures chrono, naissance du genre sécuritaire ?

24 heures chrono : une tragédie à l’heure des news networks

La scène du présent

La plupart des travaux sur 24 heures chrono portent sur l’inscription de la série dans son contexte et les questionnements géopolitiques ou éthiques qui s’y rapportent. On se proposera ici au contraire d’interroger les choix formels et esthétiques de la série pour montrer comment, par un étonnant détour, la série se nourrit de modèles théâtraux anciens pour parler de son présent.

Le premier aspect de cette théâtralité tient à une production en temps réel de ce présent. 24 heures chrono est une série de son temps, la première à enregistrer le choc culturel causé par les attentats de 2001, dont le traumatisme, s’il n’est jamais évoqué directement dans la série, qui préfère se situer dans un monde légèrement distant (la côte ouest des États-Unis pour presque toutes les saisons), est le grand référent absent. Alors que le Jour 1, diffusé deux mois après le 11 Septembre, mais tourné en partie avant l’événement, est centré sur un projet de meurtre politique, le terrorisme en tant que tel devient le thème central des épisodes ultérieurs au point que les victoires fictionnelles de Jack Bauer ont pu être interprétées comme un miroir cathartique d’une Amérique en quête de sens1. La série reformule en des termes individuels, cela est bien étudié, les problématiques de la lutte contre la terreur jusqu’à Guantanamo, la surveillance des réseaux et le recours aux drones (dernier Jour) et cherche à en explorer de manière casuistique les problématiques en interrogeant les limites éthiques de l’ère sécuritaire post-11 Septembre. Nourrie par la peur, la série importe aussi d’autres questions sociétales contemporaines, par exemple la possibilité de l’élection d’un président noir ; sans être progressiste et engagée comme d’autres propositions sérielles des mêmes années, 24 heures chrono enregistre de fait un certain état des rapports femmes/hommes aux États-Unis en mettant par exemple en avant la problématique de la garde des enfants ou des rapports amoureux au travail. Des signes du temps affleurent nécessairement dans les représentations extérieures et surtout dans les enjeux et problématiques technologiques, qui sont les meilleurs marqueurs de l’ancrage temporel contemporain de la série2. Mais si le contexte est familier, l’histoire n’est pas datée3, elle se place dans un présent perpétuel : les cartels de drogue, les complots internes, les nationalistes russes ou les cellules islamistes restent faiblement caractérisés ; par exemple, le Jour 7 invente un pays africain imaginaire, le « Sangala », les Twin Towers et leur chute n’affleurent qu’à travers des allusions indirectes comme la représentation des Tours Petronas4. Les scénaristes ont choisi de présenter une version délibérément simplifiée des institutions et du contexte géographique et historique américains : la série choisit d’incarner de manière épurée les enjeux moraux de l’antiterrorisme durant le mandat Bush à travers un héros individuel qui agit dans un éternel présent, à la fois pour réparer le passé symboliquement et anticiper les risques à venir, dans un double mouvement qui correspond précisément à celui que François Hartog a décrit comme le « présentisme », mécanisme dont le « double endettement, tant en direction du passé que du futur, marque l’expérience contemporaine du présent »5.

Le concept de François Hartog date de 2003. Marqué thématiquement par la question du terrorisme, 24 heures chrono est le symptôme de l’hypersensibilité des années 2000 à une accélération qui trouble la capacité de recul et celle de projection par le sentiment d’un flux continu d’événements : juste avant les travaux de Harmut Rosa6, pensons aussi aux États-Unis à l’essai célèbre de James Gleick, paru en 2000, Faster : The Acceleration of Just About Everything. 24 heures chrono est tributaire d’une hyperprésence du présent induite par l’irruption du temps réel dans nos vies avec l’avènement d’internet et d’un monde d’information continue, dont les normes et l’esthétique conditionnent la série : les news channels américains ont mis au point à la fin des années 90 le modèle du « 24-hour news cycle », un système circulaire de news en temps réel sur « 24 heures chrono » qui s’illustre avec l’affaire O. J. Simpson (1994-1995), et notamment sa célèbre poursuite, filmée par hélicoptères en temps réel (point de vue aérien qui sera largement utilisé dans la série) – la chute en direct des Twin Towers sur CNN en sera la plus spectaculaire illustration, en faisant de la catastrophe un drame mondial interrogeant pour les postmodernes la différence entre l’information en temps réel et la fiction, et créant une rupture dans l’histoire des représentations. La série interroge son futur et tâche de réparer symboliquement le trauma du 11 Septembre mais à partir d’un récit au présent : c’est cette nécessité de se plier à la logique du temps réel et de n’en jamais déroger par une narration linéaire ou une mise à distance qui renvoie la série au théâtre, média de l’expérience réelle du présent.

La règle des trois unités

Par une série d’options fortes si ce n’est radicales, la série évoque des contraintes théâtrales. Non seulement la manière de filmer donne par sa transparence une prise directe sur l’action, mais le choix du temps (quasi) réel est celui, très particulier, de la représentation scénique, qui n’admet comme interruption du flux temporel que des levers de rideau et ne permet pas de montage. Alors que les séries sont particulièrement aptes à la mise en scène de logiques d’actions complexes, à des effets d’accélération (pensons à la puissance romanesque des sauts entre épisodes) ou de ralentis mélancoliques (pensons à certaines fins d’épisodes et à leur manière de nous faire réfléchir sur l’épaisseur du tissu du vécu), 24 heures chrono est une série monothématique, monophonique, se passant de tout retour en arrière ou anticipation, sans passé ni avenir, sans densité autre que celle de la peinture des « hommes en action », forme serrée de mimésis qui constitue depuis La Poétique d’Aristote l’axiomatique du théâtre occidental en opposition aux pouvoirs du récit. La caméra suit le héros principal, elle ne s’en décentre que temporairement, l’action y est focalisée, comme notre regard sur une scène théâtrale, et rien ne complexifie ce regard : les actions sont directement représentées, la réalité est comme imitée. L’intrigue est unifiée, simplifiée, hyperlisible, elle se donne comme la résolution urgente d’une catastrophe à venir qu’il faut empêcher et qui sera empêchée. Le temps y est compté, comprimé en une seule journée jalonnée du compte à rebours d’une menace annoncée ou du décompte d’une bombe enclenchée, comme si nous participions à son déroulement, ne donnant aucune perspective d’évolution à son personnage principal, véritablement une « force qui va » pour emprunter une expression à Hugo, et dissimulant dans les intervalles entre épisodes les événements ordinaires (les déplacements en particulier). Comme dans le théâtre classique, le temps est celui de l’urgence, les minutes semblent en permanence manquer pour échapper à la catastrophe annoncée, la tension est celle de contraintes temporelles étroites et écrasantes.

S’il est conditionné par son présentisme, le monde dans lequel prend place 24 heures chrono est celui d’un réalisme très relatif, d’un univers stylisé, accessible à l’analyse précise et même obsessionnelle des communautés de fans (ainsi le très riche site 24.fandom.com qui documente le moindre détail accessible jusqu’aux retranscriptions des images d’ordinateur apparaissant à l’écran ou l’identification de chaque arme), mais laissé délibérément dans un certain flou afin d’éviter une obsolescence trop rapide des références dans le temps géopolitique très instable – il s’agit aussi que l’attention puisse se concentrer sur des questions psychologiques et morales générales, choisissant, contre le naturalisme et la reconstitution historique d’autres séries consacrées au terrorisme, des formes de modélisation et de schématisation qui ne sont pas sans évoquer la stylisation de la scène théâtrale.

24 heures chrono est une série conceptuelle dont les choix artistiques détonnent dans les années 2000, marquées par une très grande liberté par rapport aux règles narratives conventionnelles : alors que The Wire dilate le temps et complexifie le regard, que Sex and the City démultiplie les registres et les angles, que The Sopranos plonge dans l’introspection, que House joue des figures anti-héroïques, la série de Joel Surnow et Robert Cochran est centrée sur la pure action, mais tourne le dos à la complexité narrative, psychologique, romanesque des séries qui lui sont contemporaines, pour préférer des mécaniques volontiers schématiques, une écriture linéaire, une mise en image sans épaisseur. Les lieux sont réduits, refusent les espaces ouverts et complexes, ils sont des sortes de scènes dont le plateau de la Counter Terrorist Unit est le cœur qui nous devient familier par les retours très réguliers qui y sont faits. Bref, 24 heures chrono suit avec une grande rigueur la règle classique des trois unités telle que le théâtre classique français l’a formulée comme principe d’efficacité dramaturgique, attentionnel, en refusant les artifices de la narration. Comme le théâtre classique, la réalité est donnée de manière illusionniste à travers l’« imitation » des actions humaines dans leur déroulement même, sans accès, en dehors de monologues contestés, à l’intériorité, sans le recours à des hors-scène ou à des récits, qui lorsqu’ils apparaissent dans le cours de l’intrigue, font polémique (on se souviendra comment le « récit de Théramène » dans le Phèdre de Racine, racontant la mort du personnage, a fait problème aux théoriciens de la tragédie pure). Un seul lieu ou en tout cas un lieu central (la CTU), un temps ne dépassant pas une journée (chaque saison s’appelle au demeurant « Jour »), une action unique dans laquelle toutes les péripéties et leur intérêt nourrissent l’intrigue principale : les principes d’efficacité du théâtre classique sont importés dans une série dont les moyens sont réduits de manière économique au profit de notre immersion dans une action dense, qui ne connaît pas de moment d’aération, de comique, de légèreté et de détente, plongeant le spectateur dans le déroulement d’une mécanique étouffante et inexorable, dont les ressorts échappent en partie, mais dont la dynamique est écrasante.

D’autres procédés caractéristiques de la série pourraient également être rattachés au théâtre : l’usage du split screen plutôt que du montage alterné peut évoquer la capacité sémiotique très particulière à permettre d’assister à deux actions simultanément (l’une à la cour et l’autre au jardin par exemple), la finalité n’étant pas comme dans d’autres recours au procédé de montrer la complexité du réel et des points de vue, mais plutôt d’accentuer le suspense en évoquant une vulnérabilité, une ignorance, une quête distante sur un écran tout en rappelant l’imminence d’une menace hors champ7. On peut encore citer les brefs monologues du Jour 1 où Jack Bauer présente sa mission (« I’m federal agent Jack Bauer, and today is the longest day of my life »), tellement atypiques dans une série, et au caractère éminemment théâtral : s’ils ne correspondent pas à des délibérations comme au théâtre, ils rappellent l’action et la réactualisent en début de chaque épisode. Rappelons enfin le rôle central du long monologue de Jack Bauer enregistré sur une cassette vidéo destinée à sa fille au Jour 8 : explication et témoignage d’affection, il dévoile les motifs secrets du héros au spectateur selon un modèle original dans une série – le monologue complet et sa transcription ayant été postés sur le site de la Fox comme une forme de complément8.

Ces procédés ne font pas de 24 heures chrono une pièce de théâtre filmée, tant s’en faut, mais ils montrent l’efficacité de procédés dramaturgiques de densification temporelle de l’action anciennement éprouvés au théâtre dans une très originale réinterprétation inscrite dans les formes télévisuelles les plus contemporaines.

L’omniprésence du tragique

Mais outre la théâtralité de 24 heures chrono, c’est aussi sa dimension proprement tragique qui retient l’attention. La stylisation du réel comme nombre de thématiques font en effet de 24 heures chrono une sorte de tragédie moderne. La gravité du récit y est directement apparentée : dans cette peinture d’un héros exceptionnel confronté à une situation exceptionnelle, la trame du récit ne laisse que peu de place aux soubresauts de la vie ordinaire ; elle laissera tout au plus s’exprimer à l’écran quelques courtes minutes du quotidien banal de Jack Bauer et de sa famille avant son engloutissement par la machine dramatique (on entrevoit parfois Jack Bauer changer de chemise). Dans 24 heures chrono, tout est question de vie et de mort, tout se rapporte à des enjeux tragiques. D’épisode en épisode, de saison en saison, le spectateur navigue sans une minute de répit entre assassinats ciblés, enlèvements, prises d’otages et menaces d’attentats terroristes. Cette gravité permanente n’est pas sans nous rappeler le sérieux, le « caractère élevé », disait Aristote, qui fait la tragédie et l’oppose radicalement à la vie ordinaire. Si le spectateur n’en ressent pas forcément la « tristesse majestueuse » dont parlait Racine, il oscille bien entre terreur et pitié, comme le préconisait Aristote. Le basculement perpétuel entre la panique, l’effroi, d’un côté, l’empathie pour les personnages sacrifiés de l’autre (ainsi avons-nous pitié dans la saison 2 de George Mason, exposé à la radioactivité et condamné à une mort certaine et donc tragique), produit un effet indéniablement cathartique, individuel autant que sociétal, purgeant le spectateur de ses peurs face au terrorisme et contribuant à ce que les États-Unis surmontent le choc du 11 Septembre.

On ne s’étonnera donc pas que trois siècles et demi après Racine, deux millénaires et demi après Sophocle, les protagonistes du récit semblent correspondre étrangement à des figures-types. Si le roi est devenu le président des États-Unis, il est toujours accompagné par sa femme, en avance sur lui dans les intrigues du palais, par sa cour, grouillant de conseillers plus ou moins loyaux, et par ses gardes du corps, qui interviennent lorsque la crise se dénoue en violence physique. Ce souverain est, comme dans la tragédie, soumis à des forces qui le dépassent. Là où Néron dans Britannicus voit ses objectifs contrés par les intrigues de sa mère, là où Œdipe voit son règne brisé par un destin qui le poursuit, le président des États-Unis est lui aussi contraint par des forces qui agissent dans l’ombre, participant à la terreur tragique. La menace terroriste de l’extérieur, mais aussi l’establishment et le complexe militaro-industriel sont les dieux irrités, les comploteurs, les tombeurs de souverain de cette tragédie contemporaine. En 2018, 74 % des citoyens états-uniens considéraient comme probable l’existence d’un « État profond » fait de militaires et de bureaucrates non élus influençant les décisions des politiques, une thèse reprise par le vainqueur des élections présidentielles états-uniennes de 2016 dans son discours d’investiture. Cette perception monte même à 79 % chez les électeurs conservateurs, principaux spectateurs de la Fox. On peut raisonnablement penser que la représentation de ces phénomènes dans une série très populaire de la chaîne constitue à la fois un miroir et un amplificateur de cette perception qui transpose en tragédie les complots intestins qui menacent le pouvoir.

Les interrogations et les contradictions de la société états-unienne que 24 heures chrono met en scène en font donc une tragédie politique, genre qui prend son essor à la Renaissance. Jack Bauer est présenté comme en lutte contre un ennemi du dehors, qui attaque les États-Unis de l’extérieur, mais aussi contre un ennemi du dedans, représenté par la lourdeur de la bureaucratie et l’État profond états-unien, qui l’empêchent en permanence d’agir et vont bien souvent jusqu’à lutter directement contre lui. Bauer est en permanence en situation d’anomie, « en roue libre ». C’est un innovateur selon la typologie du sociologue Robert King Merton9 : il suit des buts conformes à ceux de la société états-unienne, la lutte contre le terrorisme, mais utilise en permanence des méthodes qu’elle est censée désapprouver. C’est cette double adversité, intérieure et extérieure, qui permet aux scénaristes de justifier, pour un homme décrit comme bon, l’usage de méthodes normalement injustifiables comme la torture ou le meurtre qui le conduisent à se confronter à des contradictions morales écrasantes : comme dans la tragédie, le héros doit sauvegarder un mode de vie dans la cité, une civilisation, contre l’hubris des puissants et la barbarie extérieure. Jack Bauer porte dans son corps même cette inquiétude : derrière son apparente détermination, il est miné par des conflits intérieurs issus de l’obligation de sauver la cité malgré les règles de la cité, ce qui lui impose de constants sacrifices et auto-sacrifices, motif éminemment tragique.

Aristote, dans La Poétique, décrivait le parfait héros tragique comme un homme fondamentalement bon, soumis à la cruauté d’un destin qui le rend imparfait et parfois même terrible. Et de fait la position de Jack Bauer et les dilemmes auxquels il est confronté provoquent l’empathie du spectateur. Une lumière mélancolique éclaire ainsi la fin de bien des saisons, pensons au Jour 3, s’achevant sur le visage de Jack ravalant ses larmes ; au Jour 4, lorsque le président Palmer annonce que « Jack Bauer est mort » tandis que le héros part solitaire sur une voie de chemin de fer après avoir acquiescé ; ou au Jour 6, lorsque Jack s’en va seul avec ses pensées après avoir dit adieu à jamais à Audrey qu’il n’a pas su protéger. Mentionnons aussi le rôle de Jack Bauer à la CTU, qu’on pourrait rapprocher de la figure du général d’armée, du membre de la famille royale ou du prétendant au trône. C’est d’ailleurs quand son statut lui est rappelé par une hiérarchie vigilante qu’il se refuse à la subordination et prend toute son autonomie quitte à rentrer dans une anomie brutale. Si ce rôle semble se détacher de certaines cases tragiques, sa caractérisation morale s’insère parfaitement dans d’autres. En s’efforçant de créer une complicité permanente dans la douleur entre le spectateur et lui, en le soumettant sans cesse à des dilemmes moraux (conflits de loyauté, opposition entre nécessités politiques et morale intime, sens de l’État vs sens de la famille, etc.), en le faisant agir de façon brutale sous l’effet de l’urgence et de la violence des situations tout en maintenant ancré en lui le bien comme but ultime, les scénaristes ont fait de Jack Bauer un héros aristotélicien.

Les moyens narratifs de la série sont concentrés sur la dimension éthique des dilemmes et le questionnement des sacrifices opérés, au profit d’une certaine retenue dans le réalisme, qui n’est pas sans évoquer la bienséance tragique, dans laquelle la logique des conflits doit prendre le pas sur les détails concrets de leur formulation : la nécessité doit l’emporter sur la réalité. Certes, la mise en scène directe de la violence aurait été impensable au xviie siècle où le non-respect de la règle de bienséance avait amené Corneille à être mis en accusation pour avoir représenté dans Le Cid un soufflet et une épée pleine de sang sur scène. Interroger 24 heures chrono au regard de ces critères de bienséance serait cependant largement anachronique, les frontières de la bienséance étant parfaitement dépendantes du contexte social. Mais alors que le public états-unien des années 2000 possède une tolérance à la violence particulièrement élevée, les scènes d’action de 24 heures chrono ne sont choquantes que sur un plan moral : on ne voit pas de sang dans la série (pas plus que de scènes de sexe), la chute de l’avion dans la première saison a été omise pour ne pas choquer le public quelques semaines après les images des attentats du 11 Septembre, et ce qui pourrait réellement contrevenir à la moralité de l’Amérique de Fox News semble évité.

Comme dans le cadre d’une tragédie, tout est fait au contraire pour que les déterminismes opposés des forces en présence s’affrontent dans un conflit inéluctable dont les détails sont secondaires. S’il est probable que pour le spectateur qui, compte tenu du statut de série à grand spectacle de 24 heures chrono, sait au fond de lui que les choses se finiront bien et a par ailleurs de bonnes chances d’avoir été « spoïlé », l’enjeu du suspense n’est pas de savoir qui, du mal ou du bien, va gagner, mais quelle décision prendra chaque personnage sur le fil du rasoir, et ce que les représentants du bien laisseront derrière eux pour obtenir la victoire, mécanique éminemment tragique – Jack Bauer y laissera sa femme Teri au Jour 1. De même, le spectateur est souvent amené à se trouver dans une position de solidarité avec le personnage, bien souvent Jack Bauer, qui sait avant les autres et se retrouve seul contre tous, tel Cassandre, figure tragique par excellence. C’est ainsi le cas dans la saison 5 où Bauer est convaincu, avant tous ses collègues, de l’existence d’une conspiration au sein du gouvernement états-unien.

Dilemmes moraux, place centrale du thème du sacrifice, isolement du héros qui sait, mobilisation de la terreur et de la pitié, la série préfère la tragédie à la complexité du drame et renonce à donner de l’épaisseur humaine et une incarnation concrète à ses personnages : 24 heures chrono se rapproche plus de la tragédie grecque abstraite que de la tragédie amoureuse moderne. Dans la tragédie française du xviie siècle, la crise tragique est le point d’aboutissement de tensions humaines – souvent amoureuses – qui la précèdent. Ainsi, dans Mithridate de Racine, la concomitance des désirs du père et des deux fils pour Monime, mise en scène dès le début de l’œuvre, trouve la disparition du père comme prétexte pour éclater au grand jour. Dans 24 heures chrono, l’éclatement de la crise précède son explication. Surtout, la cause du conflit, géopolitique, est extérieure aux personnages, elle les dépasse. Si, dans la saison 1, on apprend au milieu de l’intrigue que Jack Bauer est visé à cause de son implication dans les guerres de Yougoslavie, cette explication semble faible et lointaine. Elle appartient à un passé qui n’est pas montré à l’écran, et se perd dans la grande histoire géopolitique. Par cela, c’est paradoxalement plutôt de Sophocle que de Racine que semble se rapprocher la série. Les tensions géopolitiques, causes lointaines des événements mis en scène, semblent bien plus apparentées au destin dicté par un deus ex machina de la tragédie grecque qu’à la profondeur de conflits humains irréductibles : 24 heures chrono donne à contempler un monde constamment hors de ses gonds.

Les bonheurs de la théâtralité

En dehors d’un art du temps et d’une thématique tragique, s’il y a quelque chose de théâtral dans 24 heures chrono, c’est aussi à travers le sentiment d’improvisation perpétuelle qui semble animer autant le héros, déployant une extraordinaire ruse et ingéniosité pour se débrouiller d’obstacles nouveaux toujours accumulés, que les scénaristes, dont on sait qu’ils écrivaient au fur et à mesure les épisodes à partir d’un schéma très global10 : le temps accéléré de l’action est celui de perpétuels retournements de situations, cadencés par des cliffhangers intermédiaires confrontant autant le héros que le spectateur à une interrogation constamment relancée sur l’issue de l’action. La série semble reprendre à son compte l’impératif classique de la sobriété : simplicité du décor et de l’esthétique, pensée pour laisser toute sa place aux hommes sur scène. C’est ainsi que le budget (4 millions de dollars pour l’épisode pilote) est plus faible que celui de séries pourtant censées être moins spectaculaires comme House of Cards (4,5 millions par épisode) ou Big Bang Theory (9 millions), et incomparable avec celui de grands spectacles comme Game of Thrones (15 millions par épisode). Même en mettant de côté le décalage technico-temporel, le spectateur sera frappé par des décors qui sonnent cheap, la rareté des scènes de foule, les hélicoptères civils reconvertis en hélicoptères militaires par l’ajout d’un autocollant. Il serait bien risqué d’y voir un parti pris cinématographique qui s’ajouterait à la contrainte financière, mais l’effet est là : aucun émerveillement visuel ou esthétique ne détourne le spectateur de la trame en cours. Cette économie de moyens contribue à la théâtralité et s’accompagne d’une écriture scénaristique elle-même économique, au fil de la réalisation des épisodes. Les conditions de tournage de la série en sont clairement un facteur d’explication, les producteurs s’évertuant à relancer l’action par une accumulation parfois caricaturale de nouveaux obstacles, au prix souvent de la vraisemblance des enchaînements événementiels et de la psychologie, les trahisons, fausses morts (Jack réanimé in extremis à l’épisode 20 du Jour 2 par exemple) et surprises s’accumulant parfois jusqu’au comique.

Comique involontaire ? Ou au moins métadiégétique ? Le fait est que si le ton de 24 heures chrono est toujours tragique, la série emprunte par bien des aspects à l’art de la comédie, sans pour autant verser dans le comique. Il n’est ainsi peut-être pas inutile de rappeler que le projet initial de la série n’était pas de mettre en scène le compte à rebours avant une action terroriste, mais les 24 heures précédant un mariage (le thème du mariage sur le point de se faire apparaît au demeurant le Jour 2 avec le mariage de Reza Naiyeer et Marie Warner)11, selon un modèle comique que l’on retrouve du théâtre italien aux vaudevilles modernes – pensons simplement à La Folle Journée, ou le Mariage de Figaro de Beaumarchais. Rien n’interdit d’ailleurs de rapporter à la comédie de mœurs et à la comédie de caractère certains traits récurrents de la série : la manière presque maladive dont Jack essaye de préserver la vertu de Kim, jusqu’à devenir furieux que son protégé Chase Edmunds ait une aventure avec elle au Jour 3 ; ou l’histoire presque vaudevillesque de la liaison de Jack et de la fille du conseiller du ministre de la Défense James Heller au Jour 4. La folle journée de Jack Bauer est animée de péripéties, constamment relancée par des coups de théâtre et des rebondissements trépidants. Comme dans les comédies, les quiproquos (chaque saison a ses vrais et ses faux traîtres et les retournements qui vont avec) et dissimulations d’identités (la CTU s’infiltrant fréquemment parmi les terroristes, pensons à l’infiltration de la cellule de Salazar au Jour 3) enrichissent l’intrigue en continu au plus grand bénéfice du spectateur. Nombreuses sont les scènes en espace clos où l’on se cache, où l’on dissimule un corps ou une arme (pensons aux épisodes du Jour 1 qui se déroulent dans la grange où Kim et Teri sont enfermées par Gaines), avec des jeux sur l’espace et les objets dignes de la plus pure tradition comique : on occupe un personnage pendant qu’on fouille ses affaires, on se dissimule dans les toilettes (Jour 8), etc. Comédie d’intrigue, comédie de mœurs et comédie de caractère se combinent ainsi à des jeux hérités de la commedia dell’arte, Jack Bauer tenant autant de Scapin que de Rodrigue. On se travestit, on se dissimule, on se piège et on se fait piéger, on se trompe de coupable, tandis que le spectateur s’inquiète de la « galère » dans laquelle Jack ou sa fille se sont empêtrés, ou de la surprise que prépare le scénariste lorsque l’affaire semble être dans le sac au bout de quelques épisodes. Comme les comédies aux schèmes bien connus et anti-psychologiques, si ce n’est répétitifs, 24 heures chrono active en permanence notre attention, mais aussi notre sens métanarratif, en invitant le spectateur à se demander en permanence : comment Jack va-t-il s’en sortir ? Comment l’action va-t-elle rebondir ? Notre addiction tient autant des astuces intradiégétiques de Jack qu’à notre capacité à voir les scénaristes se débrouiller pour tenir la longueur. En parallèle avec la peur et la pitié tragique, un sentiment de jubilation métacognitif fait le plaisir de la série.

Mettant la sobriété de la représentation au profit de l’énergétique narrative et de la concentration de l’action, recourant à la puissance des problématiques tragiques, de ses Cassandre et de ses dilemmes, déployant une inventivité perpétuelle sur des schémas répétitifs, choisissant le présent présentiste et le split screen comme sur une scène, la folle journée de 24 heures chrono lorgne du côté du théâtre bien plus que du roman. Incroyable machine narrative, la série produit des lieux communs et des situations archétypiques et retrouve les invariants narratifs de la dramaturgie classique occidentale. S’agit-il d’un modèle mental par défaut des scénaristes issu de leur parcours ? De la conséquence d’une série pensée avec de petits moyens ? Du retour du refoulé face à une situation géopolitique de crise brutale ? Seule une histoire du genre de la série et de ses modèles narratifs, interrogeant en particulier les pratiques et les modèles scénaristiques disponibles, pourrait nous éclairer. Celle-ci reste encore à écrire.

Bibliographie

24.FANDOM.COM, « Jack’s recording », https://24.fandom.com/wiki/Jack%27s_recording.

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Notes

1. Voir I. R. Hark, « Today Is the Longest Day of My Life: 24 as Mirror Narrative of 9/11 », W. W. Dixon (ed.), Film and Television after 9/11, Carbondale, IL, Southern Illinois UP, 2004, p. 121-141.

2. Un Palm Pilot connecté dans la saison 1 par exemple.

3. « We avoid dates. You’ll never see a date on our show ever » explique Jon Cassar (Daniel Fienberg, « Looking for clues on the set of ‘24’ », Zap 2 it, 17 juin 2007 [http://blog.zap2it.com/frominsidethebox/2007/01/looking_for_clu.html].

4. Voir A. Pichard, « Récits et discours de l’après-11 Septembre: Homeland, illusion d’un anti-24 heures chrono ? », Revue française d’études américaines 145, 2015/4, p. 159-171 [https://doi.org/10.3917/rfea.145.0159].

5. Fr. Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003, p. 126.

6. H. Rosa, Beschleunigung. Die Veränderung der Zeitstrukturen in der Moderne, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2005, texte issu d’une thèse d’habilitation soutenue en 2004.

7. Voir O. Levy, « Contre le split-screen. Autopsie d’un artifice », TV/Series 9 | 2016, [https://doi.org/10.4000/tvseries.1302].

8. Voir 24.fandom.com, « Jack’s recording », https://24.fandom.com/wiki/Jack%27s_recording.

9. Voir R. K. Merton, Social Theory and Social Structure, New York, The Free Press, 1957.

10. « And then the way we write the show adds to that, because although we do have a broad sense of the entire season’s arc, we write the episodes sequentially », J. Surowiecki, « The Worst Day Ever », Slate, 17 janvier 2006, https://slate.com/news-and-politics/2006/01/confessions-of-a-24-writer.html.

11. Voir A. Pichard, « Récits et discours de l’après-11 Septembre : Homeland, illusion d’un anti-24 heures chrono ? », Revue française d’études américaines 145, 2015/4 [https://doi.org/10.3917/rfea.145.0159].

Citation

Alexandre Gefen & Simon Gefen, « 24 heures chrono : une tragédie à l’heure des news networks », dans Sylvie Allouche (éd.), 24 heures chrono, naissance du genre sécuritaire ? Archive ouverte J. Vrin, visité le 26 avril 2024, https://archive-ouverte.vrin.fr/item/gefen_gefen_24_heures_chrono_une_tragedie_a_l_heure_des_news_networks_2021

Auteurs

Alexandre Gefen est directeur de recherche en littérature au CNRS (UMR 7172 THALIM).

alexandre.gefencnrs.fr

Simon Gefen est étudiant en sciences sociales à Sciences Po Paris et en littérature à Sorbonne Université.

simon.gefensciencespo.fr

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