Contribution
Cette contribution est issue de l’ouvrage collectif : Sylvie Allouche (éd.), 24 heures chrono, naissance du genre sécuritaire ?
Designated Survivor ou la résilience de Jack Bauer
On se souvient de l’amusement de voir Jack Bauer de retour, et en président cette fois, dans la laborieuse série Designated Survivor (2016-2019, ABC puis Netflix) où Kiefer Sutherland incarne Tom Kirkman, obscur secrétaire d’État au logement et à la ville, propulsé dans le Bureau ovale après qu’un attentat de masse a fait disparaître quasiment tous les membres du Congrès et du gouvernement états-uniens, président et VP compris, assemblés au moment symbolique du discours sur l’état de l’Union.
Kirkman se retrouve à gérer à la fois l’enquête sur l’attentat et sa position de président sans légitimité, cette place de « survivant désigné » à laquelle – par son obscurité même – il a été assigné dans l’éventualité d’une catastrophe. Ce retournement est la réussite du pilote de la série, et d’une excellente première saison. Malheureusement la série s’est essoufflée rapidement, portée qu’elle était uniquement par le talent de Kiefer Sutherland… et l’ombre de Jack Bauer. Le premier atout en effet de Designated Survivor, c’est 24 heures chrono. Bien sûr, c’est Jack Bauer que l’on retrouve dans le personnage de Kirkman, y compris en creux : c’est amusant de voir l’acteur donner laborieusement dans le rôle de père de famille modèle, être ce président vulnérable qui panique et court vomir dans les toilettes à la moindre crise. Exemple de la façon dont l’arrière-plan des rôles antérieurs et futurs que les acteurs et actrices incarnent détermine la perception que nous avons d’eux et de leurs personnages.
Jack Bauer a assez vécu dans l’entourage des présidents pour que sa promotion soit visuellement crédible, un peu comme le président Palmer avait en quelque sorte habitué perceptivement dans 24 heures chrono à un président noir. Et on retrouve le masochisme1 de Jack chez Kirkman, qui s’exprime par cette tendance pathologique très particulière au sacrifice pour les États-Unis, le président de Designated Survivor subissant diverses humiliations – de la part de rivaux politiques survivants qui le traitent de minable, de journalistes qui lèvent le lièvre de son éviction programmée du gouvernement, etc. C’est encore une fois dans la douleur que Kirk-land va sauver son pays, même s’il lui faudra plus de 24 heures.
Le rôle de président des États-Unis est une rengaine dont on pouvait craindre qu’elle fût usée et épuisée : après The West Wing, et le brillant Bartlet, prix Nobel d’économie et libéral exemplaire, on a eu House of Cards et Frank Underwood, crapule intégrale et fascinante, en passant par David Palmer ou Fitzgerald Grant, président sentimental de Scandal. Kirkman, c’est le président ordinaire, accidentel – le « n’importe qui », dont la série démontre qu’avec de la bonne volonté et une attention à la vie de ses concitoyens, il peut réinstaurer l’Union.
Avec son côté cheap et son intrigue qui articule plusieurs genres TV – la série sécuritaire à la Homeland, la chronique familiale, la série politique, la « série présidentielle » avec intrigues de palais – Designated Survivor est bien devenue logiquement un produit Netflix, la plateforme de streaming l’ayant récupérée pour une ultime tentative dans sa 3e saison.
Les séries télé sont désormais des lieux d’hybridation des genres et des modèles du genre, et ce mix des classiques The West Wing et 24 heures chrono – avec une touche de Scandal – a eu du mal à s’affirmer. D’autant que cette 3e saison s’est placée sous l’égide de The West Wing avec l’arrivée d’un nouveau conseiller à la répartie agile et sous-sorkinienne (Lyor Boone) et une attention plus forte aux personnages récurrents. Les allusions à The West Wing se sont multipliées et ont confirmé le positionnement moral de la série, exprimé par le porte-parole, Seth Wright, bon successeur de C.J. Cregg, et interprété par Kal Penn, membre de l’équipe de Barack Obama à la Maison Blanche dans la « vraie vie ».
Ce qui est saisissant dans cette série moyenne mettant en scène un président moyen, c’est l’exigence éthique ordinaire incarnée par son héros, Kiefer, pardon, Kirkman. Contrairement à Jack Bauer, qui avait quelques zones d’ombre (son goût pour la torture, active et passive, et l’autodestruction sacrificielle), et à Josiah Bartlet, avec son orgueil et son snobisme libéral de prix Nobel d’économie, le président Kirkman n’a qu’une règle d’action : faire bien, ou du mieux qu’il peut. Un président good enough.
On se souvient de The West Wing et de la réalité alternative que la série proposait dans les années 2000 : l’équipe fictionnelle de Bartlet, conseillée par l’ex-équipe réelle de Bill Clinton, exprimait un libéralisme de bon aloi et une intelligence conversationnelle et géopolitique qui contrastaient remarquablement avec le discours et la politique guerrière et réactionnaire de Bush. Le réalisme de The West Wing était de proposer, de façon perfectionniste, la possibilité d’un autre monde, et l’espoir de sa réalisation. Avec Designated Survivor, on est dans une situation similaire, la série ayant démarré au moment d’une autre catastrophe qui s’est révélée aussi grave pour les États-Unis que le 11 Septembre : l’élection de Trump. Mais Kirkman n’est pas Bartlet, et Trump n’est (même) pas Bush. La série n’a pu offrir de réalité alternative, sauf dans quelques tentatives de coller à l’actualité : par exemple, le traitement sympathique (saison 2, épisode 4) de la question disputée du sort des monuments et statues à la gloire des confédérés.
Designated Survivor, qui s’ouvre sur les ruines fumantes du Capitole, s’est bien révélée un avatar, voire une suite de 24 heures chrono. Une preuve de plus de l’importance de cette série, et de la crucialité du genre sécuritaire qu’elle a lancé – à défaut d’en être l’exemple parfait. 24 heures chrono avait démarré, par hasard, au lendemain des attentats du 11 Septembre. Première série « sécuritaire » mais aussi création d’un personnage résilient, qui dure au-delà de la série initiale.
Les personnages de fiction télévisée peuvent être « lâchés » et ouverts à l’imagination et à l’usage de chacun, « confiés » à nous – comme s’il restait à chacun d’en prendre soin (care) en prenant soin de soi, et d’en accepter parfois le caractère irrémédiablement inconnu quoique familier (c’est le cas des grands héros comme Jack)2. Un téléspectateur qui suit une série depuis le début peut vivre avec ses personnages pendant sept années – voire plus dans le cas de 24 heures chrono, avec le retour de 2014, sans parler de Designated Survivor. C’est considérable : il y a peu de personnes, dans la réalité, que l’on accompagne aussi longtemps. Et quand arrive un nouveau personnage, notre première réaction sera le rejet, avant d’apprendre à connaître les différentes facettes de son caractère, à entrer dans sa temporalité, à découvrir ce qui est important pour lui. C’est tout ce travail d’attention et de compréhension qui fait de la série une véritable éducation de soi, un apprentissage moral. Non pas au sens d’une leçon de morale – on a vu ici à quel point les leçons de 24 heures chrono pouvaient être ambivalentes, mais d’un progrès à faire sur soi-même. Je pense ici à un objet spécifique, constitué des différents rôles d’un acteur – tel John Cusack au cinéma entre ses films d’ados des années 1980 comme The Sure Thing et Say Anything, de semi-maturité tels High Fidelity, ou de maturité (un peu déprimants par ailleurs) tels Love and Mercy ; des rôles occupés par une immense actrice de séries comme Elizabeth Moss, de la jeunette (et fille du président) dans The West Wing à la jeune femme de Mad Men et de The Handmaid’s Tale – sans oublier la série de Jane Campion, Top of the Lake. Ce serait là une nouvelle définition de l’œuvre (qui n’a rien à voir avec la personnalité ni même l’intelligence de l’acteur) et de l’objet cinématographique, une ontologie du genre d’intérêt qu’on peut avoir pour des personnages, et pour les acteurs qui les portent sur toute leur carrière. Voir Kiefer Sutherland incarner un président par accident dans Designated Survivor est particulièrement réjouissant, mais surtout possible, crédible et provocant parce qu’on l’a vu en Jack Bauer sauveur de présidents. Ce que Designated Survivor réveille, c’est notre intérêt et notre attachement à un personnage, via l’articulation du personnage et de l’acteur.
Vivre un autre jour (24 heures chrono, saison 9)
On se souvient, du coup, de l’émotion de voir Jack Bauer de retour pour une 9e saison quatre ans après les adieux de 2010. Le héros plutôt diminué et vieilli après ces quatre ans était aussi augmenté au sens d’« humain augmenté » : lifté, il a aussi des boutons partout (sous la peau), qui lui permettent d’envoyer des signaux et de faire exploser des bombes à distance. Comme le soulignait déjà Élie During dans un article paru en 2008 repris dans ce recueil3, la transmission de l’information est depuis le début au cœur des dispositifs de 24 heures chrono – protocoles, réseaux, analyses d’images, reconnaissance visuelle, diffusion de données –, et lui a donné son identité visuelle avec le split screen qui présente à certains moments clés différentes scènes qui ont lieu de façon simultanée. Mais le dispositif technologique qui soutenait la série est devenu la menace elle-même – celle que crée pour la vie humaine tout le réseau de surveillance où elle est désormais intégrée. L’ennemi que combat Jack Bauer dans cette ultime saison – même s’il s’agit toujours, compulsion répétitive de base, de sauver le président des États-Unis – n’est plus le terrorisme venu de l’extérieur, mais la menace globale que créent pour la sécurité humaine (pas seulement celle des États) les technologies chargées de l’assurer.
L’image apparemment finale de Jack en 2009, s’éloignant au crépuscule, était fournie par un drone à sa collaboratrice Chloe O’Brian. La série 24 heures chrono cédait le pouvoir humain de nous donner les images à un drone – celui qui nous transmettait notre dernier « visual » sur Jack Bauer, notre héros, lonesome cowboy s’éloignant au coucher du soleil, sous le regard ému de sa fidèle acolyte de la CTU – le nôtre aussi évidemment. C’est encore un drone qui repère Jack et nous le rend, au redémarrage inattendu de la série, quatre ans après. La nouvelle série enchaîne avec la précédente : Jack est repéré via un drone envoyé par la CIA dans un squat londonien, l’armée américaine se fait piquer le contrôle de ses drones, Chloe est devenue une légende culture pop et un mélange d’Edward Snowden et de Lisbeth – Millenium – Salander, entrée en clandestinité pour livrer au public des documents confidentiels par milliers. La défense de WikiLeaks – et des espaces de démocratie et de liberté qu’ouvre la circulation de l’information, surtout « secrète » et soustraite au public – par un personnage culte de 24 heures chrono, la vulnérabilité d’un président malade et entouré de crapules, montrent, s’il était encore besoin, que non, 24 heures chrono n’est pas la série bushiste réactionnaire et macho qui fut souvent snobée par les sériephiles. On a rappelé ici que 24 heures chrono est la série qui a habitué le public à voir un président noir à l’écran (David Palmer, sans doute le plus beau personnage de la série) ; c’est aussi la série qui, dans ses deux dernières saisons, avait installé une maîtresse femme, Allison Taylor, à la Maison Blanche ; qui n’a pas hésité à représenter les dangers du nucléaire et des armes biologiques, à humaniser les terroristes, à mettre en cause la compétence de l’exécutif et l’intelligence de la diplomatie des États-Unis, bref à exprimer des débats publics.
On a cru un instant la série dépassée par House of Cards (versant cynisme politique calculatoire) ou Homeland, mais ces séries, d’abord encensées, ne l’ont pas supplantée. 24 heures chrono a été LA série de l’après-11 Septembre (même si sa première saison était en partie déjà filmée et programmée avant l’attentat), sans jamais prétendre au réalisme. Jack Bauer devenant l’emblème d’un mode de vie sous la menace.
Car entre-temps Kiefer Sutherland, dans Melancholia (Lars von Trier, 2011), avait exhibé, non sans masochisme encore, son incapacité à sauver le monde (et même à affronter moralement la catastrophe) face à une destruction inéluctable de la Terre (par collision avec une autre planète). Or, Kiefer, c’est d’abord Jack Bauer. Il est de ces acteurs (un peu comme Sarah Michelle Gellar) d’un seul rôle, comme le prouve Designated Survivor. Le retour de 24 heures chrono apporte une preuve de l’importance que prend un personnage de série dans nos vies de spectateurs : Jack nous manquait, et on est content de le retrouver, même si ça fait un peu bizarre, comme de revoir un ami disparu de la circulation. Il est lui-même opaque, étranger à lui-même, comme toujours les personnages revenus du néant (je pense à Buffy, recréée sur un nouveau network après sa mort à la 5e saison).
Mais qu’est-ce qui nous manquait exactement ? Le héros indestructible ? Quelqu’un qui vient sauver le monde ? Non, on a les films de super-héros pour cela, et Jack n’est pas indestructible, il est vulnérable, il revient à chaque fois plus détruit, il revient dans cette nouvelle série parce qu’il ne peut pas faire autrement, et on regarde parce qu’on ne peut pas s’en empêcher. Ce retour compulsif s’affiche dans le titre quasi james-bondien de la saison, Live Another Day. On a souvent accusé la série de sadisme, pour ses rituelles scènes de torture ; mais dans sa tendance répétitive à sauver le président et le monde, toujours pour sa propre perte et en passant lui-même régulièrement à la torture (tout comme ses proches, sa chérie Audrey, et même Chloe pour célébrer son retour dans la nouvelle série), c’est bien le masochisme de Jack qui s’affiche, qu’il revendique, et qu’on partage4 en faisant un emblème de notre vulnérabilité collective face aux nouvelles technologies et à leur pouvoir d’illusion.
C’est un drone qui crée le pitch du Day 9 en échappant au contrôle du jeune soldat tout gentil chargé de le piloter, pour aller massacrer une escouade américaine en Afghanistan. C’est un drone qui, pris en main grâce à la vicieuse cyberattaque d’un réseau terroriste, va menacer Londres où se trouve en ce 9e jour, tiens, justement, le président américain – et balancer une série de missiles qui, détruisant un hôpital, rend visibles les effets comme les causes de ces guerres « propres » auxquelles aspirent les gouvernants du monde contemporain. C’est encore un drone qui est utilisé pour cette action terroriste qui, trois ans auparavant, a ciblé la maison d’un « terroriste notoire », le tuant avec une partie de son entourage et suscitant en sa veuve, Margot Al-Harazi, une haine mortelle pour le président James Heller, moralement et politiquement responsable de l’attaque. Mais oui c’est elle – Catelyn Stark (Michelle Fairley) curieusement rescapée des « noces pourpres » de Game of Thrones où elle se faisait massacrer en 2013 avec une bonne part de sa famille. Nouvelle preuve de la prégnance des personnages des séries sur leurs acteurs, c’est Catelyn qui donne de sa superbe et de sa crédibilité au personnage dément et cruel de Margot, et lui permet une conversation d’égale à égal avec le président Heller. Cette circulation des acteurs entre les séries – qui permet de créer une épaisseur morale et narrative dès l’apparition à l’écran des personnages, ici Gbenga Akinnagbe de The Wire, Tate Donovan charriant avec lui la tragique glauquerie de Damages ou Stephen Fry dans le rôle du premier ministre anglais – est certainement un élément de la richesse des séries TV sécuritaires. Cette force du personnage permet à Margot/Catelyn de poser légitimement le problème de la responsabilité de l’action anonyme qui a tué son mari. Elle nous demande de quel côté est la pire barbarie – la violence extrême, aussi télécommandée, du terrorisme, ou l’ignorance volontaire de ceux qui dénient la réalité de leurs actions ? Déni partagé par tous, citoyens des nations du Nord, qui préférons ignorer les effets et causes de notre domination et de notre « sécurité », bien qu’ils soient juste sous nos yeux.
À ce moment-là, Live another day rejoint en élaboration morale et politique le grand genre sécuritaire qu’il a lancé en 2001. 24 heures chrono fut lancée au lendemain du 11 Septembre, Homeland a démarré dix ans plus tard, en 2011, après la mort de Ben Laden et au moment où se concluait provisoirement 24 heures chrono – dont Homeland a repris une partie de l’équipe, et la mission ; le 11 Septembre y est omniprésent comme en témoigne le générique culte.
L’ennemi de l’intérieur : de 24 heures chrono à Homeland
Homeland (Alex Gansa et Howard Gordon, Showtime, 2011-2020) a souvent été critiquée, après une première saison très innovante aux plans esthétique, moral et politique, qui met en scène et en relation un personnage de militaire américain de haut niveau, Nicholas Brody, sergent du US Marine Corps, ancien prisonnier de guerre, converti au terrorisme lors de sa captivité par un leader islamiste, libéré lors d’une opération commando en 2011 et accueilli en héros sur le sol américain, mais complotant en réalité contre le gouvernement, et une agente de la CIA déséquilibrée, Carrie Mathison, qui le soupçonne et décide de le surveiller en permanence à son domicile. Homeland, après une première saison haletante et innovante, avait dégénéré ensuite, traînant durant deux pénibles saisons le personnage de Brody. Mais elle est redevenue excellente depuis, disons, la saison 4, et sa conclusion a été magnifique. Les spectateurs sont nombreux à l’avoir abandonnée en cours de route, et c’est dommage, car la série fait partie de la catégorie « show devenu top depuis que vous ne le regardez plus ». Homeland s’est ainsi achevée dans la discrétion en France, alors qu’en huit saisons elle s’est imposée comme la seule digne héritière états-unienne de 24 heures chrono.
Il faut dire que les choses ont changé depuis la conclusion mélancolique de 24 heures chrono et que les séries sécuritaires se sont imposées comme un genre qui, au-delà du suspense et des intrigues personnelles, exprime une véritable vision de la sécurité nationale, et plus largement de la sécurité humaine, un enjeu partagé des démocraties. Comme en France Le Bureau des légendes, Homeland est en effet une production réaliste qui participe, via la série israélienne Hatufim dont elle s’est inspirée, de la mondialisation du genre sécuritaire.
Homeland fait surtout partie de ces œuvres adressées au grand public qui représentent et expriment les menaces et les risques multiformes constitutifs de l’environnement sécuritaire actuel, et travaillent à décrire et à anticiper ces menaces. Ainsi, dans sa saison 5 écrite en 2014, elle mettait en scène des cellules jihadistes européennes et était diffusée pendant les attentats de novembre 2015 à Paris ; l’équipe en modifia les dialogues en post-production, par la voix d’un personnage en contrechamp ; et ce des mois après le tournage. Cet ADR (Additional Dialogue Recording) résume l’ambition de Homeland – qui la différencie de 24 heures chrono, laquelle visait d’abord à conjurer la menace au lendemain du 11 Septembre. Si en effet Homeland reste une fiction et n’hésite pas à être parfois rocambolesque, elle veut davantage coller au réel que ne s’en souciait 24 heures chrono, et par là également informer, éduquer, et prévenir, les showrunners travaillant désormais en coopération avec des experts du renseignement. L’originalité de Homeland est alors la redéfinition de la menace terroriste contemporaine sous la figure du homegrown terrorist – un thème seulement marginal dans 24 heures chrono.
Il est également passionnant de voir comment Homeland, qui met en scène une présidente (forte) femme – personnage également écrit et programmé bien en amont – a su opérer un retournement suite à l’élection de Trump, et prendre en compte la nouvelle donne en transformant son personnage en dictatrice mégalo décidant de faire taire l’opposition et d’emprisonner la plupart des responsables indépendants de son administration. L’aspect certainement le plus lucide et éducatif de cette nouvelle saison concerne la mise en circulation fatale et ciblée de fake news dans un moment de crise (une image fabriquée « révélant » que le FBI serait responsable de la mort d’un enfant). L’expression fake news est devenue une marque de fabrique de la communication de Trump : mais Homeland en démontre la pertinence concernant la manipulation opérée par certains lorsqu’il s’agit de jeter le soupçon sur des communautés ou des gouvernements, et détruire ainsi la solidarité nationale. Car le véritable ennemi de l’intérieur, ce sont ces divisions et tensions qu’attisent les fausses nouvelles et qui fragilisent le tissu social.
Homeland n’a pas failli à la tradition de Hollywood de boucler en beauté ses séries après une petite baisse de régime, comme récemment The Americans, avec laquelle Homeland a bien des proximités, par les révélations finales concernant le réseau d’agents doubles (assets) mis en place à l’Est par Saul Berenson, le mentor de Carrie Mathison.
Homeland se révèle ainsi un concentré du genre sécuritaire, fusion de 24 heures chrono et des séries israéliennes qui l’ont inspirée ; elle fut toujours dramatisée à outrance, notamment à travers les péripéties personnelles de Carrie, mais aussi remarquablement appropriée au moment politique : la saison 7 avec les fake news au service du fascisme, la saison 8 avec son président incompétent, plus préoccupé de son image que de la catastrophe. Ces séries sont écrites sous la menace, qui n’est plus « seulement » le terrorisme, mais aussi celle de la destruction par des dirigeants dangereux.
Car l’ennemi désormais n’est pas une personne ou un groupe particulier, mais l’incapacité des gouvernants à répondre à la menace, au chaos – pour reprendre le titre d’une autre grande série du genre sécuritaire, Fauda. Il n’y a plus de président Palmer ni de présidente Taylor. Homeland s’arrête au milieu d’une autre crise majeure en 2020, face à un nouvel ennemi qui n’est plus le terrorisme. Ainsi, aux États-Unis, le chiffre des 3 000 morts du Covid à New York, dépassant le bilan des attentats du 11 Septembre, a marqué une étape symbolique et a été annoncé de façon dramatique.
Les liens variés qui traversent et définissent le genre sécuritaire n’ont jamais été aussi forts et visibles, qu’en ce moment, où c’est la vulnérabilité qui s’universalise et où la sécurité devient notre responsabilité partagée. Dans le pénultième épisode de Homeland, au titre si romanesque de The English Teacher, Carrie traque un ex-asset, un agent double est-allemand de Saul, qui vit discrètement en Pennsylvanie sous programme de protection des témoins. L’agent double s’appelle… Alex Surnow, mélange des noms du cocréateur de 24 heures chrono Joel Surnow, et de celui de Homeland Alex Gansa. Comment mieux affirmer la continuité entre les deux séries ?
Le tout dernier épisode de Homeland s’intitule Prisoners of War, traduction du nom de la série qui a inspiré ses débuts, et s’ouvre avec un plan de Brody, à un moment où Carrie semble se placer elle-même en situation de traître à son pays. La boucle est bouclée entre 24 heures chrono et Homeland. On ne sait quel sera l’avenir du genre sécuritaire. Homeland a changé la vision de la lutte contre le terrorisme : de suractif, patriotique et parfois manichéen dans 24 heures chrono, le genre a basculé dans l’ambivalence par son héroïne instable (la bipolarité figurant l’impossibilité d’un équilibre global) et une vision complexe de la géopolitique, de la violence au Moyen-Orient et du rôle des politiques américaines dans celles-ci.
Séries et sécurité humaine
Homeland fut le premier signal que les séries pouvaient commencer non seulement à représenter, mais à analyser les conflits étrangers – et le rôle des États-Unis dans ces conflits – d’une nouvelle manière. Pendant ses huit saisons, Homeland a présenté au public une vision complexe des conflits mondiaux, une vision qui reconnaissait la nature cyclique de la violence dans le Grand Moyen-Orient, et de la politique américaine qui l’influence voire l’encourage.
Carrie Mathison, durant ces huit années, a eu une vie professionnelle et personnelle agitée, changeant de poste ou de continent à peu près à chaque saison, et ayant eu un enfant et plusieurs relations importantes après Brody. La relation qui définit Homeland est toutefois celle entre Carrie et Saul Berenson, passé de chef de la division Moyen-Orient à directeur par intérim de la CIA puis à conseiller de la présidence à la sécurité nationale, et qui a toujours été le plus grand allié de Carrie. Il serait simpliste (et sexiste) de réduire la relation de Saul avec Carrie à son rôle de mentor, car elle-même le pousse constamment dans des directions impossibles pour lui, et il s’agit plutôt en ce sens d’une éducation mutuelle. Cet équilibre instable où Carrie va constamment trop loin (y compris pour sa propre santé mentale, qui joue ainsi un rôle crucial dans la dynamique de la série) et où Saul la soutient et l’encourage malgré tout, est constitutif de la série et de sa tonalité morale. La dynamique se met en réalité en place après la saison 2, une fois Brody en fuite suite à l’attentat qui clôt la saison 2, et au moment où Saul, devenu directeur intérimaire de la CIA, va enfin sur le terrain. Si ensuite Saul travaille en coulisse à la présidence tandis que Carrie est sur le terrain, ces rôles s’inversent parfois comme lorsque Carrie devient conseillère de la présidente, ou toutes les fois où Saul se fait rituellement kidnapper et mettre un sac sur la tête.
Car Carrie et Saul s’efforcent de résoudre le même problème de sécurité sous des angles différents, et ce partenariat devient – et demeure jusqu’au bout – la véritable trame esthétique et politique de la série, jusqu’à leur désaccord moral conclusif, assez radical : peut-on sacrifier quelqu’un pour sauver le monde ? Une telle question, dont la réponse est évidente aussi bien pour 24 heures chrono que pour la philosophie morale utilitariste, est finalement elle-même questionnée dans les derniers épisodes de la dernière saison, où Saul enseigne sa dernière leçon à Carrie, et au public : non, il n’y a jamais de raison de décider de sacrifier une personne, et certainement pas si cette personne a votre confiance, est un·e ami·e, vous a sauvé la vie. Et même si Carrie n’est pas d’accord, l’ensemble de la série est placé sous le signe de cette confiance et des liens indéfectibles entre amis dans un univers de trahisons (Quinn, Max, et même après tout Yevgeny).
Il est révélateur, et magnifique, que la série se termine avec ce partenariat toujours en place, même si Carrie et Saul ne se reverront sans doute plus jamais « en présentiel ». Carrie est désormais en Russie, envoyant des informations à Saul – de la même manière et avec la même méthode – l’envoi de livres, représentation de la tradition culturelle à laquelle ces séries font référence, au dos desquels une note est insérée – que sa meilleure « agente double » en Russie, une traductrice officielle du gouvernement, l’a fait pendant des décennies.
Carrie, personnage déviant, est pourtant un rappel constant de l’importance de la confiance, de la loyauté et des liens humains dans ce monde du contre-espionnage : avec Quinn, Max et Saul (extraordinaire Mandy Patinkin qui sort progressivement de son statut de second rôle pour devenir un véritable scene stealer et finalement apparaître comme le héros de la série au même titre que Carrie, la relation Carrie-Saul définissant Homeland d’un bout à l’autre).
Il est significatif que la série se termine sur une confirmation de leur alliance toujours en place, même à distance. Saul et Carrie mettent fin à la série, par une dernière leçon, en révélant la qualité non seulement politique, mais éthique de Homeland : Carrie passe près d’assassiner Saul pour sauver encore une fois le monde, mais lui-même lui démontre, dernière leçon morale de la série, que non, trahir un·e ami·e ne se justifie jamais – même pour éviter la Troisième Guerre Mondiale. Dans une scène cruciale, Carrie fait voir à son ami russe, Yevgeny (Costa Ronin, tout droit sorti de The Americans et nouvelle preuve de la cohérence du genre sécuritaire), la vidéo que Saul a laissée en cas de décès, où il énonce : « Tout ce qui compte, c’est en qui nous avons confiance dans cette vie ».
Cette confiance, c’est ce qui manque, sauf par éclairs, au héros solitaire et individualiste de 24 heures chrono. Homeland ne se clôt pas sur un champ de ruines ni un assassinat, ni sur un départ au soleil couchant, mais sur ce qui a toujours été le cœur de la série : la confiance entre ces deux personnages, sentiment fragile mais qui se révèle le seul lien solide au milieu des menaces du présent. Confiance, finalement envers le spectateur, lui confiant un monde beaucoup plus dangereux, faux et vicieux qu’en 2011… ou 2001.
Bien qu’il ait fallu que Carrie passe près de tuer Saul pour en arriver là, elle continue sa carrière, dans un futur au-delà de la série : « Stay tuned » sont les derniers mots de la série. 24 heures chrono et Homeland furent bien les paradigmes d’un genre qui s’est développé de façon exponentielle depuis le début du siècle et qu’on aimerait appeler « sécuritaire », si le terme n’avait pas des connotations inquiétantes en ces temps de menaces pour les libertés. C’est bien un nouveau genre de séries TV qui a émergé en 2001 – date qui marque à la fois les attentats de masse de New York et de Washington, et le lancement de la série 24 heures chrono. Les séries sécuritaires posent de façon brutale la question de la relation entre réalité et fiction : même lorsqu’elles sont fictionnées, dramatisées, il arrive que la réalité les rejoigne. Avec 24 heures chrono, puis Homeland, ce n’est pas le « réel » qui influence la fiction, mais bien la « réalité » et la « fiction » qui se codéterminent.
En France, au Royaume-Uni, au Danemark, en Allemagne, aux États-Unis, en Israël, depuis les adieux de Jack, le nombre de films et de séries révélant les coulisses des régimes démocratiques aux prises avec la menace terroriste a augmenté de manière significative (Homeland, Le Bureau des légendes, The Looming Tower, Fauda, False Flag, Deutschland 83 et 86, Nobel, Kalifat…). Ces œuvres et ces thématiques sont certes révélatrices d’un état moral du monde, et peuvent être analysées en termes de « miroir » des sociétés et de ses crises et inquiétudes. Mais elles peuvent aussi être comprises comme des instruments d’éducation du public relevant d’un soft power qui doit être analysé, critiqué et maîtrisé afin de constituer une ressource en matière de politiques publiques ; ce qui à la fois ouvre des perspectives innovantes et crée un certain nombre de risques (influence, propagande…).
La capacité réflexive de certaines de ces œuvres, telles Homeland et Le Bureau des légendes, qui offrent de puissantes analyses de la situation au Moyen-Orient, leur donne un rôle dans la conversation démocratique collective. Une donnée intéressante pour comprendre le fonctionnement de ces séries est la multiplication des liens qui unissent professionnels de la télévision et acteurs de la sécurité aux États-Unis, au Royaume-Uni et désormais en France (Pentagone et CIA, MI6, DGSE). Il ne s’agit pas de comprendre comment ces séries se font l’écho d’un certain climat politique, mais de se demander quel peut être, en retour, l’impact de ces séries sur les régimes démocratiques, compris comme des espaces de délibération, de contestation et d’encadrement des conflits. Les séries fournissent des référents culturels communs forts, qui peuplent conversations ordinaires et débats politiques. Le bouleversement des pratiques narratives au xxie siècle, associé à une réelle inventivité de la part des créateurs, a entraîné un changement dans l’ambition morale des séries, qui a ainsi rendu possible le traitement de questions politiques et géopolitiques.
Ce qui a également permis une amplification du cadre de la production, au-delà des classiques états-uniens tels que 24 heures chrono. C’est certainement là l’héritage et l’élargissement le plus marquant de la série d’origine. On notera, après les séries israéliennes qui ont véritablement créé le sujet dans le sillage de 24 heures chrono, la qualité et l’originalité des séries politiques européennes. Comme si ce genre des séries sécuritaires était l’occasion d’ébranler la domination américaine sur les séries en multipliant les points de vue politiques et en exigeant plus du spectateur. Le Bureau des légendes, série exigeante et fortement réaliste, a d’emblée eu pour ambition de faire mieux, et plus vrai et juste, que Homeland.
Par leur format esthétique (inscription dans la durée, régularité hebdomadaire et saisonnière, vision souvent en cadre domestique), l’attachement aux personnages que ces séries suscitent, notamment par la sollicitation d’acteurs déjà investis affectivement par le public, la démocratisation et la diversification de leurs modalités de visionnage, les séries permettent, sur de nombreux sujets, une forme spécifique d’éducation et de constitution d’un public au sens politique, par l’expression et la transmission de valeurs et de problèmes. Cela conduit à prendre en compte et démontrer leur degré de réflexivité, tout en reconsidérant la question du réalisme, non plus comme vraisemblance ou « ressemblance » à la réalité, mais en termes d’impact et d’action sur le « réel »5. Les séries sécuritaires ont une ambition redoublée, et par leur plongée dans des univers très particuliers, modifient l’expérience du spectateur, cette topographie virtuelle influant sur l’opinion ou le jugement qu’il aura de la situation présentée. Mais d’autres facteurs sont à prendre en compte : la fréquentation régulière sur la longue durée des séries et la polyphonie qui permet d’entendre des points de vue divergents ou de s’intéresser à un personnage au départ perçu comme « ennemi » ou opaque (24 heures chrono, Homeland, Le Bureau des légendes, The State, Kalifat).
Si 24 heures chrono, Homeland et Le Bureau des légendes vont nous manquer, c’est comme « matrices d’intelligibilité » qui permettent à leurs spectateurs de comprendre le monde qui les entoure. Cette ambition des séries sécuritaires doit être mise en parallèle avec la réflexion éthique pratique qu’elles ont développée – une éthique « ordinaire », ancrée dans l’attention aux particularités des situations et personnalités humaines, mise en œuvre de façon caractéristique dans 24 heures chrono, Homeland, Le bureau des légendes ou The Looming Tower qui présente les conflits et erreurs humaines qui ont handicapé le FBI et la CIA dans les années précédant le 11 Septembre.
De façon diverse, les grands pays producteurs de séries – outre les États-Unis, le Royaume-Uni, Israël, le Danemark, l’Allemagne et la France – sont aujourd’hui confrontés à des évolutions et fragilisations de la démocratie et de l’union nationale face à différents risques (violence terroriste, vieillissement de la population, creusement des inégalités, crise environnementale, et désormais épidémie) qui rendent nécessaire et urgent le développement non seulement de nouveaux outils de protection des populations mais aussi d’éducation démocratique pour les accompagner. Avec la fin de 24 heures chrono et maintenant de Homeland, on se retrouve démuni en termes de matériau culturel globalement partagé et porteur de valeurs morales transgénérationnelles. Le genre sécuritaire, porté désormais par Le Bureau des légendes, est très fécond en Europe, en Israël, mais l’Amérique n’a pas pour l’instant de successeur homegrown à Homeland.
Bibliographie
BLISTÈNE P., « Les séries télévisées, une expérience des “liens faibles” ? », A. Gefen, S. Laugier (dir.), Le pouvoir des liens faibles, Paris, CNRS Éditions, 2020, p. 253-270.
DURING É., « 24 ou l’art du contrôle », Trafic 68, décembre 2008 ; version révisée publiée dans ce recueil sous le titre « Temps réel et simultanéité ».
LAUGIER S., Nos vies en séries, Paris, Flammarion, « Climats », 2019.
MOLINIER P., « Jack le masochiste », dans ce recueil.
Notes
1. Voir la contribution de P. Molinier, « Jack le masochiste », dans ce recueil.
2. Voir sur ce point S. Laugier, Nos vies en séries, Paris, Flammarion, « Climats », 2019.
3. É. During, « 24 ou l’art du contrôle », Trafic 68, décembre 2008 ; version révisée publiée dans ce recueil sous le titre « Temps réel et simultanéité dans 24 heures chrono – et coda : l’expérience du revisionnage ».
4. À nouveau cf. l’article de P. Molinier, « Jack le masochiste », dans ce recueil.
5. Cf. P. Blistène, « Les séries télévisées, une expérience des “liens faibles” ? », A. Gefen et S. Laugier (dir.), Le pouvoir des liens faibles, Paris, CNRS, 2020.
Citation
Sandra Laugier, « Survivant désigné : Jack Bauer et sa descendance », dans Sylvie Allouche (éd.), 24 heures chrono, naissance du genre sécuritaire ? Archive ouverte J. Vrin, visité le 21 décembre 2024, https://archive-ouverte.vrin.fr/item/laugier_survivant_designe_jack_bauer_et_sa_descendance_2021
Auteure
Sandra Laugier est professeure de philosophie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (UMR 8103 ISJPS), membre de l’Institut Universitaire de France et responsable de l’ERC Advanced Grant DEMOSERIES.
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