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Contribution

Cette contribution est issue de l’ouvrage collectif : Sylvie Allouche & Théo Touret-Dengreville (éd.), Sécurité et politique dans les séries de superhéros

« Beautiful… unethical… dangerous ». Dispositifs de surveillance et de sécurité dans les films et séries de superhéros

Introduction

Dans une Amérique profondément marquée par le 11 Septembre et les échecs des services de renseignement à prévenir les attaques, la multiplication des dispositifs de surveillance, qu’ils soient techniques ou non, se banalise. Nés dans les comics des années 30, les superhéros et superhéroïnes, qu’ils disposent de « superpouvoirs » ou qu’il s’agisse de citoyennes et citoyens agissants en justiciers masqués, représentent bien souvent les archétypes d’un pouvoir tourné vers la surveillance, le « bien » et la justice1. Les récits qui les mettent en scène et qui sont bien souvent le reflet des préoccupations de leurs contemporains illustrent aussi des questionnements autour des libertés individuelles (Captain America et Wonder Woman combattant le fascisme nazi), des dérives totalitaires (V for Vendetta et le thatchérisme) mais également une critique sociale d’États défaillants à endiguer le crime, ses causes et ses conséquences (Batman Year One et The Dark Knight returns de Frank Miller). Si leurs représentations évoluent au fil du temps, les adaptations télévisuelles et filmiques des superhéros « classiques » de bandes dessinées tout comme les créations récentes de personnages pour le medium télévision/cinéma perpétuent la permanence de cet idéal de justice et de surveillance tout comme les questionnements que posent les enjeux sécuritaires.

Du réseau d’écoute sonar dans The Dark Knight de Christopher Nolan au « Projet Insight » du S.H.I.E.L.D./HYDRA dans Captain America : The Winter Soldier de Joe & Anthony Russo, sans oublier les techniques d’interrogation de Looking Glass dans la série de HBO Watchmen créée par Damon Lindelof, les films et séries de superhéros présentent de nombreux dispositifs, réels ou fictifs, de surveillance. Dans des sociétés postmodernes où les dispositifs de surveillance se multiplient et sont présentés comme les garants nécessaires de la sécurité, les œuvres de fictions illustrent également leurs dérives totalitaires possibles et, par-là, nous interrogent sur notre propre rapport à la surveillance. En effet, moyens physiques, techniques, légaux, communicationnels ou informationnels, ces dispositifs semblent conçus pour la surveillance des citoyens au service de superhéros ou d’institutions. Ils s’inspirent fortement du modèle du panoptique de Bentham ainsi que d’autres formes de biopouvoir théorisées par Foucault et promeuvent l’illusion d’une « société transparente »2. Nonobstant, ils questionnent aussi la tendance à l’inter-veillance des individus3 tout comme la demande croissante de sous-veillance des citoyens envers les institutions4, détournant ou braconnant à leur tour les dispositifs et illustrant l’enjeu et la potentialité d’un empowerment citoyen. Dans ce travail, nous nous appuyons sur l’analyse sémiopolitique d’un corpus de films et séries, ainsi que sur des travaux précédents menés sur la transparence et la surveillance en lien avec les séries et les institutions en général5. Ici, nous cherchons à comprendre en quoi les représentations des superhéros questionnent l’évolution des rapports entre dispositifs de surveillance, institutions et technologies de l’information et de la communication dans les sociétés postmodernes. Plus encore, en quoi ces œuvres de fiction interrogent-elles les injonctions contradictoires produites par notre désir croissant de sécurité et de surveillance et notre exigence de respect des libertés individuelles, tout comme la confiance qu’on peut accorder aux figures et dispositifs qui incarnent le maintien de l’ordre ?

Dans une première partie, nous interrogeons les représentations des dispositifs de surveillance dans les séries et films de superhéros. En nous appuyant sur les sciences de l’information et de la communication et les surveillance studies, nous établissons une typologie des différents dispositifs observables, tout comme des questionnements que ces derniers posent. Dans une deuxième partie, nous nous intéressons à la dimension réflexive de ces représentations, et notamment aux injonctions contradictoires de la part des citoyens qui, s’ils désirent plus de sécurité, s’inquiètent des axiologies à l’œuvre derrière les dispositifs utilisés. Au-delà d’un simple divertissement, le prisme des séries de « supers » permet au public d’aborder les dispositifs sécuritaires dans une dimension critique plus profonde.

Dispositifs de surveillance, dispositifs sécuritaires, dispositifs de (super-)pouvoirs

Dans cette partie, nous cherchons à montrer en quoi les représentations des enjeux sécuritaires dans les films et les séries de superhéros s’inscrivent de fait dans une tradition de recherche autour des dispositifs hérités des surveillance studies. Plus spécifiquement, les dispositifs, qu’ils soient de surveillance ou de sécurité, traduisent des enjeux de pouvoir propres à une société de la transparence rêvée depuis l’avènement de l’État moderne. À ce titre, nous observons l’omniprésence de différents types de dispositifs technologiques réels ou fictifs au service d’enjeux sécuritaires de plus en plus coercitifs. De la même manière, les « supers » par leurs sens, leurs métiers et leurs institutions d’appartenance sont bien souvent l’incarnation d’un pouvoir sécuritaire en marche.

Les dispositifs au prisme des sciences humaines et sociales

Parmi les penseurs les plus influents de la surveillance, on retrouve Jeremy Bentham. Le philosophe est le premier à théoriser le panopticon, une prison où le gardien peut voir à tout moment les prisonniers sans être vu, ce qui installe ces derniers dans un état de surveillance potentielle constante, ne sachant jamais s’ils sont ou non observés, et les contraint alors à toujours bien se comporter6. Mais ce rêve de surveillance absolue est avant tout un rêve de transparence pour les États modernes : le pouvoir peut voir ses citoyens et implicitement les contrôler en se soustrayant à leur regard. En effet, outre l’enjeu de la surveillance ou de la sécurité, c’est le rêve d’une société totalement transparente au regard du pouvoir qui domine toute la pensée du panopticon et ses déclinaisons modernes. Comme le rappelle Michel Foucault, ce rêve de surveillance traduit également une forme de contrôle absolu : « la formule d’un “pouvoir par transparence”, d’un assujettissement par “mise en lumière” »7. Paradoxalement, si Bentham est le penseur du panoptique, c’est-à-dire l’artefact d’un pouvoir tout puissant qui souhaite observer l’ensemble de la société, il est également l’un des premiers penseurs de la transparence au service du peuple. En effet, cette dernière doit conduire à la rectitude morale des agents du pouvoir : « Jamais, par la tromperie ou l’illusion de quelque forme, jamais je ne chercherai à influer sur le cadrage des discours, des textes législatifs, de leurs instruments ou dans leurs débats »8. S’agit-il alors de la rectitude morale qu’incarnent les superhéroïnes et superhéros et qui justifie leur devoir de surveillance au service de la sécurité ?

Pour les surveillances studies, l’héritage des réflexions de Michel Foucault sur les « dispositifs » de pouvoir permet de montrer toute la nuance et l’évolution d’une logique de surveillance – incarnée dans le projet du panopticon de Bentham – à une logique de contrôle légitimée par un souci disciplinaire qui se mue en volonté de contrôle tentaculaire et totalitaire des individus. Comme le rappelle Olivier Aïm, trois « D » se dégagent des travaux de Michel Foucault sur le panoptique : « dispositif », « discipline » et « diagramme »9. Ainsi s’affirme « l’effet majeur du Panoptique : induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir », ce qui conduit à créer des dispositifs qui font « que la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action »10. La notion de dispositif est également un concept hérité de Michel Foucault qui est au cœur de nombre de travaux et de réflexions en sciences humaines et en sciences de l’information et de la communication. Le dispositif est pensé chez lui, en lien avec d’autres concepts comme l’archive ou le discours, comme un élément central de la gouvernance de nos sociétés : c’est un « ensemble résolument hétérogène », il recoupe des « éléments, discursifs ou non » autour d’une formation et il a « une fonction stratégique dominante »11. Le dispositif traduit alors un jeu entre savoir et pouvoir, entre production de connaissance et de mise en ordre de ces connaissances, plus exactement comme exploitation de ces connaissances dans le cadre d’un processus de subjectivation et de contrôle du sujet que Foucault va regrouper dans l’idée de bio-politique. L’intérêt du concept réside dans le fait qu’il permet d’expliciter des mécanismes plus généraux liés à la question de la gouvernementalité, aux jeux de pouvoir et aux stratégies des acteurs. Plus encore, face aux secrets et à l’obscurité – prérogatives du pouvoir mais aussi d’une certaine manière des « supers » et de leur identité secrète –, les individus doivent être « mis en lumière », et la vérité leur être révélée grâce à la dimension aléthurgique que traduisent ces dispositifs de transparence : « ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer »12.

Repensés par Gilles Deleuze, les dispositifs ne sont pas des ensembles figés, inébranlables ou inamovibles exerçant un pouvoir sans faille sur la vie des hommes et sur leurs destinées propres en tant que dispositifs. Ils sont soumis à des influences et des lignes de fuites qui les font évoluer et se transformer, voire les conduisent à la rupture13. Retravaillé et réintégré dans les sciences de l’information et de la communication, le concept de dispositif évolue au prisme de l’environnement médiatique changeant et de l’influence des technologies de l’information et de la communication sur nos sociétés. À ce titre, les travaux de Laurence Monnoyer-Smith offrent une relecture intéressante de l’héritage deleuzien sur le dispositif. Elle donne quatre dimensions opératoires dans l’analyse des dispositifs : les lignes de visibilité, les énoncés, les lignes de force et les lignes de fuite. Cette dernière dimension est particulièrement intéressante car elle rappelle que pour Deleuze « les agencements et les dispositifs de pouvoir ne peuvent avoir pour effet que de réprimer le désir et non de le supprimer comme donnée naturelle »14, et qu’in fine, les dispositifs fuient et sont d’une certaine manière voués à l’échec. Ici, en considérant les représentations de la surveillance et de la sécurité dans les films et séries qui mettent en scènes des « supers », trois dimensions nous intéressent particulièrement :

1) les lignes de visibilité s’attachant à ce en quoi les dispositifs font voir et contraignent : « La description fine de ce qui est donné à voir constitue une grille d’analyse des pratiques, de leurs origines, leurs limites et leurs caractères normatifs et prescriptifs »15 ;

2) les lignes de force et les relations de pouvoir qu’instaurent les dispositifs : « Les pratiques nouvelles qu’autorisent les réseaux s’inscrivent ainsi dans un enchevêtrement technique, institutionnel et politique qui redessine – plus qu’il ne fait disparaître – les frontières au sein de la cartographie des lignes de force traditionnelles centralisées »16 ;

3) enfin, les lignes de fuite qui traduisent « cette aptitude du social à ne pas se laisser envahir par les logiques dispositionnelles »17 et qui sont autant de « lignes de fêlure, de fissure, de fracture »18 qui préparent l’avènement d’un dispositif autre.

En résumé, c’est un processus logique de subjectivation et de pouvoir qu’on peut déduire de ces réflexions et différentes approches théoriques des dispositifs : les dispositifs de surveillance produisent des savoirs, des connaissances, mais aussi tout un ensemble de normes qui rendent visibles, observables et gouvernables les individus. Ces derniers peuvent alors être soumis à des dispositifs de sécurité dont l’objectif est de discipliner les corps et les esprits tout autant que de punir, isoler, « retirer » les individus qui dévient de la norme. Enfin, ces deux logiques, surveillance et sécurité, servent in fine les objectifs de dispositifs de pouvoir dont la fonction stratégique dominante se diffuse dans tous les rouages des sociétés postmodernes, et plus encore dans un environnement médiatique changeant. Loin d’être inéluctables ou absolus, ces dispositifs de surveillance, de sécurité et de pouvoir, peuvent tout à fait être contournés, détournés voire braconnés. Le propre des individus étant de travailler à trouver les lignes de fracture et les lignes de fuite qui permettent d’échapper au caractère totalitaire et aliénant de tels dispositifs.

L’omniprésence des dispositifs de surveillance et de sécurité

Considérées à travers le prisme de la fiction consacrée aux superhéros, les questions de surveillance et de sécurité amènent certains chercheurs à repenser les rapports aux dispositifs en tant que technologies, normes et pratiques. Ainsi, dans un travail de recherche sur la normalisation de la surveillance dans les films de superhéros, David Sarich s’intéresse aux différentes formes de surveillance technologiques19. Les intégrant dans un référentiel théorique qui emprunte à Bentham, Foucault, Bauman et à d’autres chercheurs en surveillance studies, il distingue trois types de « technologies » différentes : « la technologie liquide qui se concentre sur la surveillance technologique basée sur les données ; la technologie solide qui se concentre sur la surveillance technologique des sujets ; et la non-technologie qui se concentre sur la surveillance sans l’aide de la technologie »20. Sans souscrire à une vision déterministe des technologies de surveillance – en préférant une approche qui considère leur « lestage technosémiotique »21 –, l’approche de Sarich permet de mesurer l’omniprésence de ces dernières dans la fiction : sur les 51 films de superhéros qu’il a analysés entre 2000 et 2013, il note 2218 occurrences et mentions de technologies de surveillance, avec une croissance constante de ces mentions depuis la deuxième moitié des années 2000. La liste exhaustive de ces dispositifs est trop longue pour être rappelée ici, mais on peut distinguer quelques-uns de ces dispositifs dans leurs rapports aux technologies de l’information et de la communication, et tout particulièrement en ce qu’ils sont « travaillés de l’intérieur par une complexité et une hétérogénéité qui en fait des hybrides de science et de technologie »22.

De prime abord, dans nombre de films et de séries, on peut observer la présence de dispositifs de surveillance spécifiquement créés par ou pour les supers qui les aident dans leur mission de maintien de l’ordre. Nombre de ces dispositifs, s’ils sont inspirés de technologies existantes, relèvent le plus souvent de la science-fiction par leurs capacités exceptionnelles. À ce titre, le « sonar » téléphonique créé par Lucius Fox dans The Dark Knight puis transformé en dispositif de surveillance globale par Bruce Wayne avec l’aide de l’armée est la représentation la plus saisissante de la surveillance totalitaire, ce qui engendrera d’ailleurs un débat éthique entre le justicier et son ami. Batman dans toutes ses incarnations télévisuelles et filmiques est bien souvent présenté comme un adepte des technologies de surveillance et de sécurité. Outre les systèmes élaborés de sécurité du Manoir Wayne et de la Batcave (Titans de HBO Max), le « plus grand détective du monde » n’hésite pas à faire usage de nombreux outils technologiques réels mais améliorés par lui-même ou par le biais des techniciens que sa fortune permet d’embaucher. Oracle, le superordinateur de Barbara Gordon est également un outil de surveillance massif dont l’usage est même désapprouvé par la NSA ! Se nourrissant de leur propre mythologie, mais également de techniques réelles, les technologies de la police de Tulsa dans la série Watchmen permettent d’introduire une dimension aléthurgique dans l’usage de techniques de surveillance. Ainsi, Angela Abar utilise des lunettes à rayons X, inspirées des lunettes du deuxième Hibou, Dan Dreiberg, pour découvrir les liens entre le chef de la police de Tulsa et le Ku Klux Klan. De même, le « Pod » de Wade Tillman/Looking Glass, qui lui permet d’interroger un suspect et de déterminer s’il dit la vérité ou non, propose une vision fictionnelle de techniques réelles utilisées en psychologie sociale et en communication, pour déterminer l’opinion des individus.

Cependant, toutes ces technologies de surveillance servent toujours un idéal sécuritaire clair au service d’une volonté de pouvoir plus ou moins affirmé. Ainsi, premier dispositif sécuritaire et de surveillance, les représentations de prisons sont nombreuses dans les séries et films de superhéros. Il peut s’agir de lieux de privation de liberté traditionnels et dédiés à l’emprisonnement des criminels comme le pénitencier de Blackgate dans l’univers de Batman, ou le pénitencier de Seagate dans les séries Luke Cage et The Defenders. Il peut également s’agir de lieux spéciaux, croisant dispositifs de privation de liberté et de privation de pouvoir comme le « Radeau » qui sert à emprisonner les super-vilains ou les « supers » qui s’opposent au pouvoir en place dans le film Civil War et dans la série Jessica Jones. De même, les représentations télévisuelles de l’asile d’Arkham, véritable topos de l’univers des superhéros, tiennent une place particulière dans le rapport au triptyque surveillance/sécurité/pouvoir. On y retrouve presque point à point le rapport de nos sociétés à la déraison et à la violence que décrit Michel Foucault dans L’histoire de la folie à l’âge classique : d’espace d’enfermement des fous, de ceux qui sont malades et qu’il faut soigner, il se transforme peu à peu en espace d’expérimentation illicite (Gotham), mais manifeste également toujours une forme de refus de la norme, voire d’échec du pouvoir – et de Batman – dans le contrôle de ceux qui s’opposent à lui, comme le Joker ou l’épouvantail, Jonathan Crane (Titans).

Au-delà de ces lieux, on trouve régulièrement des dispositifs qui manifestent une hybridation surveillance/sécurité. Ainsi, Archimède ou Archie, le vaisseau du deuxième Hibou dans le film Watchmen de Zack Snyder, est un engin de surveillance utilisé par la police dans la série de Lindelof mais il peut également par son lance-flamme servir d’outil de maintien de l’ordre brutal. De même, le projet Insight développé par le S.H.I.E.L.D. est à la fois un outil de surveillance panoptique mais également, dans les mains d’HYDRA, un outil de répression et de menace comminatoire contre toute forme de pensée divergente, ce qui rejoint l’objectif négatif d’une société transparente au service du pouvoir. L’agence du S.W.O.R.D. représentée dans la série WandaVision diffusée par Disney+ traduit, elle aussi, cette tendance à transformer des dispositifs de surveillance en dispositifs sécuritaires. White Vision est une incarnation de ce passage de la veillance au maintien de l’ordre disciplinaire pour le compte d’une agence gouvernementale obscure. Toutes choses étant égales par ailleurs, la série Person of Interest de Jonathan Nolan peut également être considérée comme une série de « supers » : par ses thématiques (espionnage, terrorisme, surveillance), par ses personnages jouant le rôle de justiciers, notamment John Reese, The Man in the Suit, ancien agent secret, et Harold Finch, milliardaire reclus et génie technologique, et enfin par les représentations de ses technologies fictionnelles comme la Machine ou Samaritan, deux intelligences artificielles agissant par le biais d’agents humains. Cette série donne une illustration intéressante de l’omniprésence des technologies de surveillance au service d’un idéal sécuritaire, voire d’un projet totalitaire, pensé par le prisme de la transparence.

Et le dispositif se fit « super »

Plus encore, en intégrant aux dispositifs de surveillance les capacités sensorielles et extra-sensorielles, les techniques et, de fait, les « superpouvoirs » – ce que Sarich appelle la non-technologie –, nous pouvons estimer qu’ontologiquement les « supers » peuvent être considérés comme des incarnations de dispositifs de surveillance en tant que tels, des dispositifs faits chair. Ainsi, une partie des « supersens » servent directement un objectif de surveillance permettant au héros ou à l’héroïne d’éviter le danger ou d’assurer sa mission sécuritaire. Le plus connu d’entre eux est sans doute le sens d’araignée de Spider-Man, sorte de sixième sens qui avertit Peter Parker de toute menace et lui permet de survivre à de nombreuses situations mortelles. Superman dispose lui d’une panoplie de supersens qui amplifient grandement ses cinq sens et lui permettent donc de surveiller et de détecter les crimes même lorsqu’il vole à très haute altitude. De plus, disposant d’une vision à rayons X, il incarne le rêve de tout gardien du panoptique lui permettant de voir au travers de la matière sans être vu, et ce à tout moment. De la même manière, dans la série The Boys d’Eric Kripke diffusée par Amazon Prime, certains « superhéros » manifestent cette dimension de la surveillance et de la sécurité au travers de leurs pouvoirs, comme Transluscent, qui peut devenir invisible et ainsi observer et attaquer sans être vu.

Enfin, au-delà de cette dimension de surveillance, les sens sont aussi au service des objectifs moraux et de la mission de justice que poursuit le superhéros. En conséquence, si Matt Murdock/Daredevil, superhéros aveugle, utilise son ouïe exacerbée pour avoir une forme de vision radar du monde qui l’entoure, il s’en sert également pour écouter les battements de cœur et déterminer si la personne qui s’exprime dit la vérité ou non. Ses superpouvoirs lui permettent alors non seulement de surveiller à distance les agissements des criminels de Hell’s Kitchen, le quartier de New York dont il assume la protection en tant que Daredevil, superhéros, mais également de déceler le mensonge des personnes qu’il fait témoigner à la barre en tant que Matt Murdock, avocat. La série française Hero Corp, véritable pastiche du genre, confère à Doug « Sérum » un pouvoir similaire. Il est intéressant de constater qu’ici, l’incarnation du dispositif de surveillance se double d’une quête de la vérité et donc de la dimension aléthurgique propre à la société de la transparence.

Cette incarnation ontologique de la surveillance et de la sécurité se retrouve d’ailleurs dans les professions d’une partie des « supers ». Outre Matt Murdock/Daredevil déjà cité, Clark Kent/Superman est journaliste, Peter Parker/Spider-Man gagne sa vie en tant que photographe, Jessica Jones est détective privé, tous exercent un métier qui a un lien avec la mise en visibilité du monde. Elle confine à l’aléthurgique dans sa dimension parrhésiastique chez Jessica Jones, pour dénoncer les agissements d’industriels ou de médecins corrompus, ou illustre le « quatrième pouvoir » cher aux Pères fondateurs des États-Unis d’Amérique de la sous-veillance journalistique, notamment chez Clark Kent.

D’autres « supers » incarnent plutôt le dispositif sécuritaire dans sa dimension de maintien de l’ordre et de lutte contre le crime, dans des villes fictives ou existant réellement : Barry Allen/Flash travaille dans la police scientifique de Central City et Dick Grayson/Nightwing a été policier à Détroit. Il est d’ailleurs intéressant de noter que Wade Tillman/Looking Glass dissimule son statut de détective de police en exerçant le métier de consultant en études de marché, se cachant derrière un miroir sans tain pour observer en silence et en secret.

La dimension du secret, propre à qui observe dans l’ombre, et traduisant le diagramme du panoptique qui diffuse ses dispositifs de surveillance et de sécurité, se retrouve également dans la profusion d’agences fictives servant à protéger les citoyens des menaces criminelles, terroristes, extra-terrestres ou méta-humaines. La mission du S.H.I.E.L.D. dans Marvel : les agents du S.H.I.E.L.D. est ainsi de surveiller et d’assister les « supers » dans leur mission. Le S.W.O.R.D., pour lequel travaille Monica Rambeau dans WandaVision, donne à voir une version plus sécuritaire et offensive d’une agence dont l’objectif est moins l’étude que la création d’armes « conscientes ». Autre exemple intéressant, le chef de la Doom Patrol, Niles Caulder, est un cryptozoologiste qui travaille de prime abord dans le « Bureau de l’Étrangeté » (Bureau of Oddities) dont l’objectif est l’étude, la compréhension et l’observation discrète du supernaturel avant de le quitter lorsque ce dernier devient le « Bureau de la Normalité » (Bureau of Normalcy) avec pour objectif de transformer en armes les êtres supernaturels, voire de les éradiquer, ce qui n’est pas sans rappeler la fonction des asiles qui cherchent au mieux à raisonner le fou pour en faire un citoyen normal, et au pire à le faire disparaître de la société. De façon générale, militaires, espions et agents secrets sont nombreux parmi les superhéros. Frank Castle/The Punisher, ancien agent des forces spéciales, incarne alors le paroxysme de ce système sécuritaire en n’hésitant pas à tuer ceux qu’il estime le mériter, créant chez nombre de superhéros qu’il croise un malaise face à ses méthodes punitives.

Ainsi, comme nous avons pu le voir dans cette partie, les enjeux sécuritaires dans les séries et les films de superhéros montrent bien l’importance de différents types de dispositifs. Dispositifs de mise en visibilité représentés par l’usage de diverses technologies d’information et de communication (téléphones, caméras, ordinateurs) ou par des « supersens ». Dispositifs disciplinaires visant à sécuriser le monde et la société, comme les prisons en particulier, ou les superpouvoirs en général qui permettent aux superhéros d’exercer leur pouvoir de justice sur les autres. Enfin, dispositifs de pouvoir au service d’acteurs officiels et reconnus ou agissant dans l’ombre et dans le secret, et traduisant tout le spectre des formes de gouvernementalité et de leurs dérives potentielles. Dès lors, ces représentations, en ce qu’elles mettent à distance de manière « spectaculaire » et « spéculaire » les pouvoirs23, portent en elle le potentiel d’une critique, médiatisée au travers de l’objet télévisuel et de ses auteurs, et d’un travail réflexif, délégué ici au public, qu’il convient de traiter dans une partie suivante.

Représenter et dénoncer pour s’échapper et se libérer ?

Au travers des représentations des enjeux sécuritaires et des dispositifs qui les transposent dans les films et les séries de superhéros, nous avons pu observer également des lignes de fracture et des lignes de fuite. Ces dernières semblent pleinement s’inscrire dans la volonté des auteurs de ces séries et de ces films de donner à voir, au travers de fictions divertissantes, tout un ensemble de questionnements sur les limites de la surveillance, de la sécurité et des régimes qui mettent en placent des dispositifs de ce type. Et l’évolution des « supers », héros et vilains, par une écriture complexe bien que parfois stéréotypique, révèle également les contradictions profondes des citoyens « normaux » de nos sociétés « post-9/11 » qui, tout en désirant plus de sécurité, s’inquiètent d’une perte potentielle de leurs libertés individuelles.

Des lignes de fracture…

Les différentes formes de dispositifs mis en scène traduisent, outre l’omniprésence de la surveillance et de son utilisation sécuritaire, des lignes de fracture de plus en plus conséquentes. Après l’euphorie des premières années et les visions utopiques du monde qui en ont découlé24, les technologies de l’information et de la communication, en premier lieu « Internet », se retrouvent face à un questionnement légitime, notamment du fait de leurs dérives potentielles. Dans le sillage du scandale Facebook-Cambridge Analytica en particulier, les réseaux socionumériques ont ainsi été pointés du doigt comme des dispositifs potentiellement liberticides. Les personnages remettent alors de plus en plus en question la légitimité de ces dispositifs. Dans The Dark Knight de Christopher Nolan, l’échange entre Lucius Fox et Bruce Wayne/Batman, devant l’ordinateur de Wayne Enterprise permettant de transformer chaque téléphone portable en moyen de surveillance, retranscrit toute l’ambivalence du rapport aux dispositifs de surveillance et de sécurité :

— Lucius Fox : Beautiful… unethical… dangerous. You’ve turned every cellphone in Gotham into a microphone. […] You took my sonar concept and applied it to every phone in the city. With half the city feeding you sonar, you can image all of Gotham. This is *wrong*.

— Batman : I’ve gotta find this man, Lucius.

— Lucius Fox : At what cost ?

— Batman : The database is null-key encrypted. It can only be accessed by one person.

— Lucius Fox : This is too much power for one person.

— Batman : That’s why I gave it to you. Only you can use it.

— Lucius Fox : Spying on 30 million people isn’t part of my job description25.

Ainsi, Lucius Fox, pourtant inventeur du système de surveillance, se retrouve dans une position complexe où il rejette les conséquences de son invention et doit faire face à l’évolution « stratégique » du dispositif en potentiel outil liberticide. Si Bruce Wayne justifie l’usage de cette technologie face à la menace que constitue le Joker, Lucius Fox questionne ici les limites de l’usage d’un dispositif de surveillance et, surtout, remet en cause le droit d’un individu, si nobles soient ses motivations, de pouvoir agir de telle sorte. Il n’est pas étonnant que dans la série Person of Interest, Jonathan Nolan, co-scénariste de The Dark Knight, mette ses personnages face à des dilemmes similaires. Harold Finch créateur de « la Machine », une intelligence artificielle capable de prédire les actes de violence, refuse initialement de s’autoriser un accès à un système de surveillance aussi puissant, craignant les dérives d’un tel pouvoir dans les mains d’un seul homme. En effet, doté via Finch d’un accès limité aux informations dont dispose « la Machine », John Reese/The Man in the Suit entre dans un « mode divin » le transformant en véritable superhéros capable de prévenir les actes de violence. Mais c’est l’émergence de Samaritan, une IA concurrente, qui soulève les inquiétudes éthiques les plus radicales : plutôt qu’un simple dispositif de surveillance de masse au service d’un appareil sécuritaire défensif et limité, la nouvelle IA est conçue comme un dispositif de pouvoir ayant pour objectif de « corriger » le cours de l’évolution humaine en « disciplinant » celles et ceux qui font obstacle. Autant d’anticipations fictionnelles des dérives potentielles des dispositifs de surveillance, qui sont presque parfois en retard face à la réalité, comme le système de crédit social développé en Chine le montre26.

Plus encore, dans Captain America : Civil War, le nœud du conflit entre Tony Stark/Iron Man et Steve Rogers/Captain America traduit bien cette évolution du dispositif devenu outil disciplinaire au service de la gouvernementalité. Comme le rappelle Umberto Eco, « chacun des personnages [de superhéros] est profondément bon, moral, respectueux des lois naturelles et humaines ; il est donc légitime (et aussi beau) qu’il utilise ses pouvoirs seulement à des fins bénéfiques »27. Alors qu’ils étaient autrefois guidés par leur seul code moral, les dispositifs de surveillance et sécuritaires que sont les « supers » se retrouvent confrontés à leurs propres lignes de fracture et à la complexité du monde qui ne peut se résumer à un simple conflit entre bien et mal. En effet, en s’opposant au contrôle des Avengers par une instance supra-gouvernementale, Steve Rogers pose les termes du débat sur la nature de ce qui constitue ou non la sécurité et ses limites : « This isn’t freedom. We’re holding a gun to every citizen’s head and calling it security ».

Ce faisant, Steve Rogers met à jour toutes les conséquences de l’existence des « supers » dans un monde postmoderne. Comme le rappelle Gianni Vattimo, l’avènement de la postmodernité est la conséquence de la multipolarité du monde d’après-guerre, mais également de la perte de l’unilinéarité du monde moderne : « La modernité s’arrête lorsque – pour un certain nombre de raisons – il ne paraît plus possible de regarder l’histoire comme unilinéaire »28. La Deuxième Guerre mondiale, engendrant à la fois l’horreur de la Shoah et de la bombe atomique, conduit à une rupture de l’idée de progrès chère à la modernité, et à la disparition d’un monde plus simple où il était facile de distinguer les « bons » des « mauvais ». Steve Rogers, né avant la Deuxième Guerre mondiale et devenu Captain America pour combattre les nazis, prend conscience, non sans peine, de la complexité et du chaos du monde postmoderne.

Le personnage du Baron Zemo, méchant à l’œuvre dans Captain America : Civil War et dans Black Panther, est aussi une manifestation des lignes de fracture en jeu. En effet, dans la série The Falcon and The Winter Soldier, le Baron Zemo apparaît comme un anti-héros aux motivations complexes, son opposition aux méta-humains et aux « supers » étant avant tout la critique d’une dérive des dispositifs sécuritaires qu’ils incarnent. Leur ingérence dans les affaires de la Sokovie, mais également leur existence même, bouleversent l’équilibre des pouvoirs et expliquent l’obstination du Baron Zemo à faire disparaître le sérum du « super-soldat ». Si ses actions restent criminelles, ses motivations apparaissent également comme une dénonciation des limites des superhéros et comme une critique de la figure même du superhéros dans nos sociétés29.

Les représentations des dispositifs de surveillance traduisent ainsi toute l’ambiguïté de notre rapport à la sécurité et aux dérives potentielles de ces dispositifs. Leurs fissures sont ainsi autant de fêlures qui appellent alors à considérer les lignes de fuite potentielles et, par là, la réflexivité inhérente aux films et séries de superhéros.

…aux lignes de fuite ?

Ces dernières années, la multiplication des lignes de fracture et leur mise en scène dans les films et séries révèlent un rapport de plus en plus complexe de nos sociétés aux dispositifs de surveillance, de sécurité mais également aux formes de gouvernementalité en général. Ainsi, la mise en avant de « supers » moins structurés dans des agences ou des groupes définis, moins enclins à suivre les codes et les règles « morales » strictes des héros traditionnels, voire ouvertement anti-système, nous invite à considérer les lignes de fuite potentielles face à l’omniprésence de la surveillance et de ses avatars sécuritaires. La série The Defenders de Marvel, créée par Doug Petrie et Marco Ramirez et diffusée sur la plateforme Netflix, regroupe ainsi quatre héroïnes et héros – ayant chacune et chacun leur propre série éponyme – qui par leurs attitudes et leurs discours, se montrent ouvertement en décalage par rapport aux stéréotypes héroïques. Jessica Jones est alcoolique, Luke Cage est un ancien détenu, Matt Murdock/Daredevil est prompt à la violence tout comme Danny Rand/Iron Fist qui a une tendance asociale. Nonobstant, c’est leur rapport aux formes de gouvernementalité et à l’autorité en général qui exprime selon nous une critique nette des dispositifs sécuritaires et de surveillance. Si l’opposition à « La Main » occupe le collectif ad hoc de superhéros, chacun d’entre eux manifeste son rejet ou sa méfiance vis-à-vis des formes modernes de pouvoir, en critiquant les liens complexes entre crime organisé, acteurs politiques et multinationales.

Il est intéressant de constater que les motifs qui poussent les superhéros à agir sont similaires à ceux des lanceurs d’alertes : face à la non-réponse du système et des organisations, l’interpellation du public devient nécessaire30. Dans ce sens, Matt Murdock/Daredevil est sans doute l’exemple le plus intéressant de héros manifestant des réactions contradictoires vis-à-vis des dispositifs sécuritaires. Constatant l’échec du système judiciaire, inapte selon lui à « punir » les véritables criminels qu’il rencontre en tant qu’avocat commis d’office, il charge son alter ego justicier d’administrer la sentence qui aurait dû être apportée par le dispositif pénal. Mais cette violence justifiée par les failles du dispositif entre en conflit avec ses propres codes moraux, notamment la religion catholique et son serment d’avocat. Ainsi, les tensions entre lignes de fracture et lignes de fuite du dispositif sont figurées par les dilemmes moraux de Matt Murdock à qui il faudra plusieurs années – et la rencontre avec Frank Castle/The Punisher – pour accepter d’assumer son identité de superhéros incarnant une justice rigoureuse. De façon symétrique, nombre de représentations de super-vilains traduisent également une relation complexe au droit et à la justice. Harvey Dent/Double Face est un ancien procureur, épuisé et trahi par le système, et se résolvant à l’arbitraire du hasard plutôt qu’à l’arbitraire de la justice. De même, le Général Zod, représenté dans de nombreuses séries (Smallville, Superman & Lois, Krypton) et les films de la franchise Superman (Superman The Movie et Man of Steel), est la manifestation de l’échec du pouvoir kryptonien devant la catastrophe imminente qui détruira la planète. Double négatif et violent de Jor-El, le père biologique de Kal-El/Superman, qui cherche une issue pacifique et raisonnée dans le dispositif, Zod renverse le pouvoir en pervertissant le dispositif sécuritaire qui devient alors dispositif totalitaire.

Plus encore, c’est dans le renversement de la perspective, dans le discours réflexif et critique que portent les séries et les films, que transparaît selon nous l’une des manifestations profondes d’un questionnement sur les dispositifs sécuritaires et le pouvoir en général. Ainsi, il est intéressant d’observer que The Boys, série ultra-violente, porte un discours extrêmement critique envers les dispositifs sécuritaires, au travers de la représentation de Vought International. L’entreprise qui incarne le conglomérat par excellence – ce qui n’est pas sans ironie quand on sait que la série est le fleuron d’Amazon Prime – est présente dans les domaines de la santé, des médias, de la communication, de l’alimentation et aspire à devenir un acteur majeur de la sécurité intérieure et internationale. C’est l’ensemble des évolutions du dispositif dans sa complexité foucaldienne qui est ici critiquée : le compound V permettant de transformer un humain en « Supes » est expérimenté dans l’asile de Sage Grove Center, et c’est sur l’héritage d’un dispositif totalitaire, Fréderic Vought le fondateur étant un ancien nazi, que se construit le nouveau dispositif sécuritaire par l’exploitation des « Supes ». Ici, les « Boys », par leur côté désorganisé et leur tendance anarchique, transcrivent bien « cette aptitude du social à ne pas se laisser envahir par les logiques dispositionnelles »31 mais également à lutter contre le « diagramme » du pouvoir et son avatar moderne et capitaliste qu’est Vought International. Les « Boys » font alors preuve d’une forme de devoir de sous-veillance en portant la critique contre le système en général et en cherchant à dévoiler l’étendue du complot de la firme.

De même, le renversement de perspective est présent dans la série Watchmen lorsque les policiers de Tulsa se mettent à porter des masques comme les hommes du Klan avant eux, pour protéger leur identité. En jouant sur la frontière « justiciers masqués/policiers », la série crée la représentation d’un pouvoir qui surveille sans être vu, qui agit sans être reconnu, et qui peut ainsi potentiellement échapper à son devoir de transparence envers ses citoyens. Paradoxalement, c’est la 7e Cavalerie qui, malgré une rhétorique raciste assumée, porte un discours critique sur le rapport entre lumière et opacité, entre secret et transparence, et cherche à sous-veiller le pouvoir légitime pour mieux le contester et le renverser.

La critique se fait également plus métacommunicationnelle lorsque les films et les séries en viennent à dénoncer les technologies du contrôle et la gouvernementalité algorithmique32 comme dans Person of Interest ou The Dark Knight. Loin de formuler une critique simplement tournée vers les dispositifs de surveillance, les séries montrent que nos sociétés se sont construites sur l’interveillance constante où chacun, par le biais de ses actions et des artefacts communicationnels qu’il utilise (téléphones, caméras, GPS, ordinateurs), devient un avatar et un agent du dispositif de surveillance global.

Enfin, la série Loki diffusée par Disney+ illustre, dans une réalité alternative, l’opposition du frère de Thor à la « Time Variance Authority », une agence de surveillance temporelle et extra-dimensionnelle chargée de faire disparaître tout individu qui échappe à la « Sacred Timeline ». La fuite de Loki et de son double féminin, Sylvie, tout comme leur entêtement à faire disparaître l’Autorité, présentent au public la parabole d’un renversement de perspective, d’une quête pour finalement être libre d’être maître de son destin face au dispositif tentaculaire du pouvoir.

Conclusion

Une des forces les plus intéressantes des séries et des films de superhéros est d’ouvrir la possibilité chez les spectateurs d’un questionnement réflexif sur les dispositifs de surveillance qui les entourent. Ainsi, au-delà des liens avec le matériau originel, la bande dessinée le plus souvent, ces films et séries s’appuient sur des processus de circulation transmédiatique33 qui permettent de traduire l’inquiétude de chaque époque face aux injonctions de pouvoirs dominants et leurs avatars sécuritaires. Ces derniers ont toujours manifesté une attitude ambivalente face à ces récits et leurs médias. Contrôlés autrefois par la Comic Code Authority, les comics ont toujours su trouver des moyens détournés de promouvoir un message qui, sans être subversif, invitait leurs lecteurs à réfléchir à la surveillance, à la sécurité et aux limites du pouvoir ; comme en témoigne en particulier l’évolution de l’écriture vers des récits plus sombres et plus critiques du système tels V for Vendetta et Watchmen d’Alan Moore, The Dark Knight Returns de Frank Miller ou les plus récents No Hero et The Authority de Warren Ellis (puis Mark Millar).

Les adaptations télévisuelles ou filmiques, parce que pensées comme des objets transmédiatiques à part entière34 tirent pleinement les conséquences des questionnements qu’adresse notre époque aux technologies, lois, discours et autres injonctions à la surveillance et à la sécurité. Comme le rappelle Henry Jenkins ou Anne Besson, le propre de ces récits est d’inviter le public à réfléchir et à reconsidérer son rapport au monde, mais ils peuvent également être une incitation à s’engager et à agir pour produire le changement35. Loin d’être de simples divertissements, les films et séries de superhéroïnes et superhéros nous invitent donc, comme le faisait dès 1986 Alan Moore dans Watchmen, à prendre très au sérieux la phrase de Juvénal tirée des Satires : « Quis custodiet ipsos custodes ? » ; et à trouver au travers de leurs récits les lignes de fuite des dispositifs de surveillance et sécuritaires avant qu’ils ne deviennent fatalement des dispositifs disciplinaires pour les corps et les esprits.

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Notes

1. R. Wanzo, « The Superhero : Meditations on Surveillance, Salvation, and Desire », Communication and Critical/Cultural Studies vol. 6, n°1, mars 2009, p. 93-97, https://doi.org/10.1080/14791420802663694.

2. G. Vattimo, The Transparent Society [1989], Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1992.

3. M. Christensen, A. Jansson, « Complicit Surveillance, Interveillance, and the Question of Cosmopolitanism : Toward a Phenomenological Understanding of Mediatization », New Media and Society n°17, 11 octobre 2015, p. 1473-1491, https://doi.org/10.1177/1461444814528678.

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18. G. Deleuze, « Qu’est-ce qu’un dispositif  ? », Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2003, p. 320.

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25. Récupéré depuis https://www.imdb.com/title/tt0468569/characters/nm0000151.

26. Fr. Allard-Huver, J. Escurignan, « Black Mirror’s Nosedive as a new Panopticon : Interveillance and Digital Parrhesia in Alternative Realities », in A. M. Cirucci, B. Vacker (eds.), Black Mirror and Critical Media Theory, Lanham (MD), Rowman & Littlefield, 2018, p. 43-54, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02056598.

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31. L. Monnoyer-Smith, « Le web comme dispositif : comment appréhender le complexe », dans Chr. Barats (dir.), Manuel d’analyse du web, Paris, Armand Colin, 2008, p. 12-31.

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Citation

François Allard-Huver, « « Beautiful… unethical… dangerous ». Dispositifs de surveillance et de sécurité dans les films et séries de superhéros », dans Sylvie Allouche & Théo Touret-Dengreville (éd.), Sécurité et politique dans les séries de superhéros Archive ouverte J. Vrin, visité le 29 avril 2024, https://archive-ouverte.vrin.fr/item/allard-huver_beautiful_unethical_dangerous_dispositifs_de_surveillance_et_de_securite_dans_les_films_et_series_de_superheros_2023

Auteur

François Allard-Huver est maître de conférences en communication stratégique et numérique à l’Université de Lorraine, Nancy, et co-responsable de l’équipe de recherche Praxis au sein du Centre de recherche sur les médiations (CREM)

francois.allard-huveruniv-lorraine.fr

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