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Contribution

Cette contribution est issue de l’ouvrage collectif : Sylvie Allouche (éd.), 24 heures chrono, naissance du genre sécuritaire ?

La série 24 heures chrono a-t-elle le pouvoir de nous rendre plus mauvais ?*

La question du pouvoir détériorant de la fiction, au sens où elle rendrait plus mauvais ceux qui la reçoivent, est posée pour la première fois par Platon dans La République :

Tu sais bien qu’en toute chose, la plus importante est le commencement et en particulier pour tout ce qui est jeune et tendre ? C’est en effet durant cette période que le jeune se façonne et que l’empreinte dont on souhaite le marquer peut être gravée. […] Dès lors, laisserons-nous aussi facilement les enfants écouter les premières histoires sur lesquelles ils tombent, échafaudées par les premiers venus, et accueillir dans leur âme des opinions qui sont contraires à celles qu’ils devraient avoir selon nous, une fois adultes (377b)1.

Platon se demande ici si l’exposition à des histoires peut rendre un individu moralement plus mauvais qu’il ne l’aurait été sans cette exposition. Plus loin, Platon répond :

Pour ces raisons, il faut mettre fin à ces histoires, de crainte qu’elles n’engendrent chez nos jeunes une grande propension à la méchanceté (391e).

Certains récits pourraient donc bien détériorer le caractère de leurs auditeurs2.

Cette thèse peut être radicale ou bien modérée : radicale, quand c’est toute fiction qui est jugée détériorante ; modérée, quand c’est seulement quand elle satisfait un certain nombre de conditions qu’elle l’est. Cette thèse peut être cognitive ou morale : cognitive, quand c’est notre capacité à raisonner que la fiction atteint ; morale, quand ce sont nos valeurs et notre conduite qu’elle entame. On peut alors discuter tantôt le pouvoir abêtissant tantôt la puissance corruptrice de la fiction3. C’est une thèse modérée, à la fois cognitive et morale, que nous souhaitons soutenir ici. Plus précisément, nous voulons soutenir que, quand les auteurs de fictions s’efforcent de déployer un travail argumentatif, leurs œuvres nous abêtissent parce qu’elles nous corrompent, et nous corrompent parce qu’elles nous abêtissent. Pour argumenter en faveur de cette thèse, nous allons étudier un cas particulièrement saillant, celui de la série 24 heures chrono, et nous efforcer de montrer, contre la thèse générale selon laquelle le cinéma ou les séries télévisuelles nous rendraient meilleurs, que regarder 24 heures chrono nous rend plus mauvais4.

L’expérience du terrorisme fait désormais partie de notre culture, s’inscrivant dans notre vie quotidienne. Expérience collective, directe ou indirecte, elle nous interroge sur les modifications culturelles qu’elle produit, et sur des décisions politiques, administratives ou économiques qu’elle impose. L’art, de son côté, nous permet de former une image de ce que l’on vit, et d’en explorer les conséquences, car la fiction a la puissance de représenter ce qui est, d’anticiper sur ce qui peut être et d’interroger sur ce qui le doit. S’inscrivant dans ce programme, 24 heures chrono se donne pour tâche d’explorer le fait culturel du terrorisme. Quel est notre vécu du terrorisme ? Comment le terrorisme fonctionne-t-il ? La série nous emmène là où l’on ne peut pas aller : on suit les terroristes dans leurs préparatifs, dans leurs déplacements quotidiens, alors que prendre sur le fait des terroristes réels nous vaudrait probablement une sévère mise à mort. Parallèlement, 24 heures chrono nous fait plonger dans l’univers du contre-terrorisme : là encore, par définition, ces activités et les décisions qu’elles impliquent doivent être secrètes. 24 heures chrono nous interroge : jusqu’où doit-on laisser à une agence de contre-espionnage le choix des libertés qu’il convient de prendre avec les droits de l’homme ?

Pour rendre plausible la thèse modérée du pouvoir détériorant de la fiction, nous allons donc soutenir que regarder 24 heures chrono nous a rendus, nous, spectateurs, plus mauvais. Mauvais, au sens intellectuel d’abord5 : cette série nuit à l’acquisition ou au maintien de notre vertu intellectuelle ; au sens moral ensuite, dans la mesure où 24 heures chrono nous conduit à réviser nos principes moraux pour de mauvaises raisons, et à faire preuve de désinvolture quand ce serait notre devoir de nous montrer scrupuleux. Il est évident que le terrorisme a rendu nos sociétés moins agréables à vivre, nos États plus soucieux de s’immiscer dans nos vies privées et les citoyens plus prompts à céder à la paranoïa. Rendre plus mauvaise la société qu’ils attaquent est même l’un des principaux objectifs des terroristes. Ce n’est pas ce phénomène social qui est discuté ici, mais l’hypothèse selon laquelle la représentation de ce phénomène par 24 heures chrono, plutôt que de nous apprendre à maîtriser cognitivement et émotionnellement les défis de notre temps, a fait de nous de plus mauvaises personnes.

24 heures chrono comme dispositif rhétorique

Les multiples interviews de Joel Surnow (l’un des deux créateurs et scénaristes de la série) dont on dispose ne laissent aucun doute : la série 24 heures chrono présente bien un argumentaire en faveur de la torture6. En effet, les arguments que Surnow formule verbalement sont, dans la série, présentés narrativement. 24 heures chrono est ainsi de la rhétorique menée par d’autres moyens. Nous allons donc commencer par expliciter l’argumentation développée par 24 heures chrono, avant d’en exposer la critique extrêmement convaincante proposée par Michel Terestchenko. Cette mise en place de la situation argumentative actuelle nous permettra ensuite de formuler précisément notre position.

Deux arguments en faveur de la légitimité de la torture peuvent être dégagés de la série. Comme ces arguments ont déjà été étudiés par les philosophes, ils ont reçu un nom : « l’argument de la bombe à retardement » et « l’argument de la belle âme ». L’argument de la bombe à retardement est une sorte de test des intuitions morales de l’interlocuteur, de la solidité de son adhésion à ses principes moraux. On lui présente une situation où il serait devant une alternative entre deux options : laisser des millions de gens mourir et ne pas ordonner la torture de l’instigateur de leur mort ; sauver ces personnes, mais renoncer au respect de l’inviolabilité du corps d’autrui. Il semble alors impossible de ne pas répondre qu’il vaut mieux ordonner la torture. Notre réponse à ce scénario prouverait donc que le principe de l’inviolabilité du corps d’autrui ne vaudrait pas pour nous de manière inconditionnelle.

L’argument de la belle âme, développé par Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit, cherche à répondre aux êtres moralisateurs qui, sans être eux-mêmes actifs, condamnent les fautes que commettent ceux qui agissent7. Ce que met en évidence Hegel, c’est que la survie et la sécurité des apôtres de la pureté morale reposent sur l’activité d’individus qui se chargent de répondre par la violence à la violence du monde8. Par conséquent, bénéficiant des actions qu’elle condamne, la belle âme est, selon Hegel, hypocrite. L’accusateur devient ainsi l’accusé de l’accusé, et l’accusé, l’accusateur de l’accusateur. Cette dialectique peut être appliquée à Jack, le personnage principal de la série, et au spectateur par la simultanéité d’une simultanéité intradiégétique (c’est-à-dire la représentation sur un même écran de scènes qui ont lieu en même temps) et d’une simultanéité extradiégétique (le fait que la durée du visionnage d’un épisode par le public est identique à la durée de l’action qui a lieu dans l’épisode, de sorte que vingt-quatre heures dans la vie de Jack sont également vingt-quatre heures dans la vie du spectateur). Cette simultanéité de simultanéités est le principe esthétique de la série, qui commence par l’avertissement « les événements suivants ont lieu en temps réel ». La notion de temps réel, ambiguë, fait glisser, selon la manière dont elle est accentuée, du principe de la simultanéité de simultanéités (le temps réel), au sentiment que ce à quoi on assiste a réellement lieu dans notre temps (le temps réel) : l’identité du temps interne et du temps externe à la fiction conduit ainsi à brouiller les frontières entre la fiction et le réel. Prendre conscience de ce brouillage est important pour expliciter l’argument de la belle âme présenté par la série. Le chronomètre de 24 heures chrono continue à tourner pendant les pages de publicité, comme si les terroristes étaient véritablement en train de comploter notre mort. La série dévoilerait ainsi au spectateur l’horreur des actes accomplis pour que celui-ci puisse être en train de regarder cette même série, au lieu d’avoir le corps éparpillé dans une explosion atomique. De ce point de vue, 24 heures chrono nous fait voir l’invisible, ce qui est présent derrière les phénomènes, non pas le noumène, mais la « CTU » (Counter Terrorist Unit) : notre sécurité et notre confort quotidiens sont pris en charge par des individus cachés qui sont amenés à faire des actes épouvantables pour notre bien, actes dont nous nous indignons injustement au nom de la morale. Ce message est suggéré de plusieurs manières. Dans l’épisode 2.19, par exemple, la juxtaposition de la villa et de la CTU met en évidence la relation de dépendance entre le monde ordinaire et celui du contre-espionnage. Dans l’épisode 1.24, l’argument de la belle âme est très explicitement exposé pour sa défense par Sherry Palmer quand son mari lui reproche ses actes infâmes : elle rétorque qu’elle s’est chargée des actes sans lesquels David n’aurait pas pu être président tout en lui permettant de préserver sa droiture morale10.

Le livre de Michel Terestchenko, Du bon usage de la torture, publié en 2008, peut être interprété comme un commentaire et une critique du dispositif argumentatif mis en place par 24 heures chrono11. Résumons à gros traits l’argumentation de l’ouvrage. Il y a quatre positions possibles concernant la torture : d’abord, deux positions extrêmes, l’idéalisme, qui refuse absolument la légitimité de la torture au nom des droits de l’humain, le cynisme qui considère qu’il s’agit d’un instrument politique normal, ce qui est l’attitude des régimes dictatoriaux qui refusent de respecter les droits de l’humain. Ensuite, deux positions modérées, énoncées du point de vue du libéralisme, c’est-à-dire de ceux qui acceptent le caractère fondamental des droits de l’humain : celle des « machiavéliens », qui souscrivent au principe suivant lequel la fin justifie les moyens ; celle des « utilitaristes », selon qui une action est bonne si ses effets collectifs positifs dépassent ses effets collectifs négatifs. Les machiavéliens, dont le représentant est ici Michael Walzer, affirment que la torture est un mal, mais qu’il faut que certains individus prennent sur eux de mal agir pour le bien du pays12. Ces individus doivent accepter d’être ensuite traduits devant un tribunal13. Les utilitaristes, dont Alan M. Dershowitz est le porte-parole, considèrent que la torture est un moindre mal14. Son argument utilitariste porte sur le rapport de la loi et de la torture : s’il est nécessaire que des actes de torture soient accomplis, il vaut mieux que ceux-ci aient lieu dans le cadre de la loi qu’en dehors de tout cadre légal. Aussi Dershowitz prône-til l’institution de « mandats de torture », dont le fonctionnement administratif serait similaire à celui des autres mandats policiers15.

Terestchenko élimine d’emblée la position cynique : la question qu’il se pose est celle de la justification libérale de la torture. Pour réfuter les positions utilitaristes et machiavéliennes, il s’appuie sur le fait que l’une et l’autre acceptent de raisonner sur la base du scénario de la bombe à retardement : Walzer tout comme Dershowitz acceptent de remettre en question des principes libéraux sur la base d’une expérience de pensée. La démarche de Terestchenko consiste alors à disqualifier l’usage des expériences de pensée dans la philosophie morale. Le cœur de son argumentation est de soutenir que ces expériences ne décrivent pas des scénarios réalistes16. Pour y parvenir, il s’appuie d’abord sur une discussion des cas historiques où la torture a semblé être efficace. Il propose ensuite un argument plus général consistant à montrer que, pour que la torture soit légitime, deux conditions doivent être simultanément satisfaites. Il faut, d’une part, que l’on soit certain que le terroriste dispose de l’information dont on a besoin. Il faut, d’autre part, que cette certitude n’ait pas elle-même été obtenue par la torture. Terestchenko peut alors conclure que, comme il est très peu probable que ces deux conditions soient satisfaites en même temps, ni la position de Dershowitz ni celle de Walzer ne sont tenables. Ainsi, après avoir exclu les trois positions adverses, il ne lui reste plus qu’à se ranger derrière l’idéalisme d’Utopie et Liberté de Benasayag : l’État qui touche le corps d’un citoyen est infâme17.

Terestchenko critique donc la série 24 heures chrono parce qu’elle propose une expérience de pensée. Or, on peut très bien, tout au contraire, admettre la légitimité de l’usage des expériences de pensée pour évaluer nos principes moraux et nos décisions publiques, sans néanmoins adhérer au dispositif mis en œuvre par 24 heures chrono. C’est ce que nous voulons soutenir ici : le caractère problématique de 24 heures chrono ne dérive pas du fait que cette série met en scène une expérience de pensée, mais du fait qu’elle propose une mauvaise expérience de pensée18. Et même, plus précisément, deux mauvaises expériences de pensée, la première relevant de l’épistémologie sociale, la seconde de la philosophie morale.

24 heures chrono comme expérience de pensée d’épistémologie sociale

Le premier défaut des expériences de pensée présentées dans la série est qu’elles présupposent que la torture est efficace. Or, tant qu’on n’interroge pas ce présupposé, on ne peut pas poser la question morale, car ces présupposés affectent la manière dont nous apparaît la moralité de la décision de torturer19. Pour établir que les situations de bombe à retardement inventées par les scénaristes de 24 heures chrono ne permettent pas de tirer de conséquences concernant la légitimité de la torture, il nous faut donc commencer par montrer que l’expérience de la bombe à retardement n’est pas, en réalité, une, mais deux expériences de pensée, et que 24 heures chrono néglige cette distinction.

Bauer présente sa pratique de la torture comme ne relevant ni de la torture judiciaire, ni de la torture pénale, ni de la torture sotériologique ou religieuse. En effet, il ne s’agit ni d’obtenir des aveux ou des preuves20, ni de châtier le terroriste pour les actes qu’il a commis21, ni d’obtenir de lui qu’il sauve son âme en reniant sa foi22. La pratique de la torture mise en scène dans 24 heures chrono n’a donc (au moins en apparence) rien de la torture d’Ancien Régime. Ce que Bauer cherche à obtenir, ce sont des informations. En effet, dans la lutte contre le terrorisme, le renseignement est devenu plus vital que jamais en vertu des spécificités de ce type de lutte : il ne s’agit ni d’une guerre ni d’une guérilla, puisque les terroristes ne sont pas des combattants – car un combattant affronte d’autres combattants. Les terroristes sont des individus qui se déguisent souvent en quidam, s’attaquent à des personnes désarmées, et inoffensives, parce qu’ils considèrent que toute personne ayant le malheur d’avoir une certaine nationalité, une certaine couleur, une certaine religion, un certain mode de vie, mérite de mourir. Par conséquent, il n’est pas possible de mener contre eux un combat loyal et frontal. Et le seul moyen d’éviter qu’ils ne nuisent est d’anticiper et de désamorcer leurs actions.

La question de savoir si la torture est ou non efficace pour obtenir des informations concernant des attentats futurs relève donc de la théorie de l’enquête et, plus particulièrement, de l’épistémologie sociale23. En effet, la théorie de l’enquête détermine quelles connaissances il faut avoir pour obtenir de nouvelles connaissances, et l’épistémologie sociale évalue les procédures par lesquelles nous obtenons d’autrui des connaissances24. Ainsi, considérée du point de vue de l’acquisition d’information, la pratique de la torture est un objet d’étude de l’épistémologie sociale25.

Si 24 heures chrono est une bonne expérience de pensée d’épistémologie sociale, doivent y être examinées toutes les leçons qui peuvent être tirées de l’expérience de pensée de la bombe à retardement : est-ce le cas ? Il semble que la série fausse le raisonnement en envisageant systématiquement les cas qui satisfont les deux conditions dégagées par Terestchenko, et en montrant un taux de réussite de l’obtention d’informations anormalement élevé. Comme les défenseurs de l’argument sont ici en même temps des scénaristes, ils peuvent en effet choisir à leur gré de montrer les possibilités qui les arrangent.

Plus précisément, ce parti pris des scénaristes les conduit à occulter le fait que la torture n’est ni une condition suffisante ni une condition nécessaire de l’obtention d’information concernant des attentats futurs. La possibilité du mensonge montre que la torture ne garantit pas le succès de l’enquête. Rien ne garantit que le torturé, pour éviter la souffrance, ne dise pas n’importe quoi. Si son objectif est d’éviter la souffrance, pourquoi ne mentirait-il pas pour éviter d’être torturé ? Entre le moment où les informations sont données et celui où elles peuvent être vérifiées, il s’écoule un intervalle de temps tel que la vérification de ces informations est impossible avant que la bombe n’explose. Quand les enquêteurs s’aperçoivent du mensonge, il est déjà trop tard. On pourrait toutefois essayer de répondre à cet argument en s’efforçant de montrer que, du point de vue de l’enquête, même si le mensonge est possible, la torture reste un instrument efficace. D’abord, il est peu vraisemblable que la torture s’achève avec la seule mention d’un lieu. Il faut que l’enquêteur-bourreau vérifie l’information en demandant au terroriste des informations complémentaires : quand a-t-il déposé cette bombe ? Est-ce compatible avec les horaires d’ouverture du lieu en question ? Quelle bombe y a été déposée ? Comment s’est-il arrangé pour que personne ne la voie ? Par ailleurs, la manière dont l’information est donnée peut indiquer que le terroriste ment. Ensuite, et plus généralement, même s’il existe un risque d’information mensongère, obtenir une information est toujours mieux que de ne pas en avoir. Supposons qu’il n’y ait qu’une chance sur vingt que le terroriste dise la vérité. Si on ne l’avait pas forcé à parler, et qu’on avait dû chercher au hasard, il y aurait une chance sur des millions que l’on trouve la bombe. Par conséquent, la torture augmente l’efficacité de l’enquête de manière significative. Évidemment, les adversaires épistémologiques de la torture pourraient répondre à ces nouveaux arguments26. C’est ce débat qu’il faut avoir si l’on souhaite affronter ces difficiles questions, et c’est ce débat qu’évite 24 heures chrono, tout en faisant semblant de s’y confronter27.

Le choix du cadre temporel de la série – vingt-quatre heures – n’est pas adapté pour poser la question de la valeur épistémologique de la torture. Ce cadre produit une image distordue du travail d’enquête, conduisant à mal poser la question épistémologique de la torture en donnant l’impression que, sans elle, l’antiterrorisme est voué à l’échec. Les services antiterroristes ne travaillent pas dans le cadre d’une unique journée, les enquêtes que ces services mettent en place s’étendant sur des années28. Ce choix de cadrage est au moins en partie légitimé, dans la fiction, par l’incompétence de la CTU. En effet, les agents de la CTU passent l’essentiel de leur temps à surveiller les agents de la CTU29. Ils s’espionnent tous, fouillent à tour de rôle leurs ordinateurs respectifs, se mettent mutuellement en état d’arrestation et se torturent les uns les autres30. C’est d’ailleurs la CTU qui subit l’un des rares attentats qu’elle n’a pas désamorcés. Comme cette agence est complètement dysfonctionnelle, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elle ne parvienne pas à anticiper les intentions des terroristes. La condition de possibilité du scénario de la bombe à retardement est donc l’impéritie de l’agence. Si celle-ci faisait correctement son travail, et même, tout simplement, si elle ne dysfonctionnait pas, ces situations n’auraient pas lieu. C’est donc parce que la CTU est incompétente que Bauer doit utiliser la torture. Faut-il légitimer la torture parce que nos agences d’État sont incompétentes ?

Non seulement les agents de la CTU sont exceptionnellement mauvais, mais exceptionnellement chanceux : ils découvrent l’information qui leur manquait précisément un jour avant que la catastrophe n’ait lieu. Il est pourtant peu vraisemblable que ce soit exactement durant la dernière journée que des complots aussi graves soient découverts : ou bien ils le sont avant, ou bien ils ne le sont que trop tard. Cette invraisemblance ne pose aucun problème du point de vue esthétique, mais, du point de vue de l’ambition argumentative de la série, elle est fautive, puisqu’il s’agit de déterminer quelle place accorder à la torture au cours d’une enquête31.

24 heures chrono comme fausse expérience de pensée morale

Un principe moral traite les actions humaines comme un ensemble ; un jugement moral porte sur l’une de ces actions. Un agent est moralement cohérent si ses jugements ne contredisent pas ses principes. Une expérience de pensée morale consiste à confronter un agent à une situation qu’il n’a jusque-là pas rencontrée de manière à mettre en contradiction ses principes et ses jugements. Cette contradiction se produit effectivement si l’agent découvre qu’il ne souhaite pas appliquer les principes moraux auxquels il croyait adhérer à la situation qui lui est soumise. Quand cela a lieu, il est nécessaire de se livrer à un travail cognitif de manière à décider s’il faut sacrifier notre jugement sur le cas proposé à nos principes ou nos principes à ce jugement32.

24 heures chrono, en apparence, en mettant en scène des situations où le principe selon lequel il faut respecter l’intégrité du corps d’autrui ne semble plus tenable, fait exactement ce travail. D’un côté, nous estimons qu’il ne peut jamais être moralement correct de torturer quelqu’un ; d’un autre côté, il nous semble qu’il peut être une bonne chose de sacrifier le bien-être de certains individus si ce sacrifice est contrebalancé par ses effets bénéfiques, en intensité ou en extension. En philosophie morale, la première manière de raisonner est dite déontologique, au sens où elle évalue nos actes en les rapportant à des règles, tandis que la seconde est conséquentialiste, car elle les évalue selon leur effet (l’utilitarisme étant une version possible du conséquentialisme). La prise en compte des situations auxquelles est confronté Jack, et, en particulier, des contraintes temporelles de ces situations, nous conduit à ressentir que nos convictions déontologiques ne sont pas solides, et que c’est seulement quand nous jugeons rétrospectivement ses actes, sans en vivre la durée, que nous pouvons adopter un point de vue moralisateur et surplombant.

24 heures chrono semble donc nous révéler que, dans notre système de valeurs, le principe utilitariste est prioritaire sur le principe déontologique du respect de la personne humaine. Le seul problème avec cette analyse, c’est qu’elle est fausse. Si on raisonne de manière utilitariste, la torture ne nous semble pas légitime. Et si la torture nous semble légitime quand nous regardons 24 heures chrono, c’est à cause d’un raisonnement déontologique.

La manière dont 24 heures chrono présente les scènes de torture empêche d’en évaluer correctement les conséquences. 24 heures chrono donne bien l’impression de mettre en balance les conséquences qu’a l’usage de la torture et celles qu’aurait le fait de s’en abstenir. Mais c’est une illusion. Pour vraiment poser le problème de la légitimité morale de la torture, il faut poser le problème de manière bien plus globale qu’il ne l’est dans la série. Pour reprendre une distinction classique, il ne faut pas poser la question en termes de conséquences des actes, mais en termes de conséquences des règles : il faut s’interroger sur les conséquences qu’aurait la légalisation de la torture33. Il faut se demander : quels sont les effets prévisibles de l’octroi du droit de torturer aux représentants de l’État ? Le problème doit être posé de la même manière que pour le choix d’un système judiciaire34. Larry Laudan a clairement posé le dilemme que l’on rencontre quand on doit définir une procédure judiciaire35 : pour éviter qu’il y ait des innocents condamnés, il faut rendre le plus difficile possible la procédure de condamnation, par exemple en exigeant qu’il n’y ait pas de condamnation sans qu’un large jury atteigne l’unanimité sur la culpabilité du suspect ; mais il est nécessaire alors qu’il y ait des coupables innocentés. Pour éviter que des coupables ne soient pas condamnés, il faut alléger les procédures de condamnation, par exemple, en diminuant le nombre de jurés, ou en exigeant que seule la majorité d’entre eux estime coupable le prévenu ; mais on augmente alors les chances qu’il y ait des innocents condamnés. Aucune procédure ne garantit simultanément l’absence d’innocents condamnés et de coupables innocentés. Un choix de valeur est nécessaire : préfère-t-on qu’il y ait des innocents en prison ou bien des coupables dans les rues ? De la même manière, s’interroger sur l’efficacité de la torture implique de ne pas seulement prendre en compte les seuls cas où la torture permet de fournir une information, mais également ceux où elle ne le permet pas : il faut se demander quels seraient les résultats au niveau collectif de la légalisation de la torture. En laissant à des agents de l’État le droit de choisir s’il faut ou non torturer, on rend peut-être possible l’obtention d’informations importantes, mais on augmente aussi les risques que des innocents soient maltraités, et que des coupables soient traités avec sadisme.

Si l’on souhaite justifier la décision de torturer de manière conséquentialiste sur la base des situations présentées par 24 heures chrono, il est donc nécessaire d’examiner quelles seraient les conséquences du fait que certains agents de l’État soient dotés de la capacité de prendre une telle décision. Or la narration de 24 heures chrono empêche d’envisager correctement les conséquences des décisions de Bauer. En effet, le statut de celui-ci est ambigu, de manière à ce que l’on ait l’impression qu’il n’agit pas en tant qu’agent de l’État, mais en tant que citoyen. D’abord, on ne sait pas très bien s’il est un militaire ou un policier, car la CTU n’est ni vraiment le FBI, ni vraiment la CIA. Cette distinction est importante, puisque si l’on est dans le premier cas, le droit qui doit être appliqué est celui de la guerre, et, dans le second, le droit civil. Ensuite, Jack ne semble pas agir en tant qu’agent de l’État36. Il bafoue les lois, il désobéit voire même s’attaque physiquement à sa hiérarchie. Non seulement Jack bafoue les lois, mais ce qu’il exige de lui-même excède largement ce que sa description de poste requiert37. C’est donc en tant que justicier que Jack agit38. Jack adhère très explicitement à une conception populiste du monde, rejetant le gouvernement représentatif. Ainsi, durant son audition par le Sénat, au début de la septième saison de la série, il insinue que le sénateur ne représente pas vraiment le peuple américain, tandis que lui, Jack Bauer, agit vraiment pour le bien du peuple.

Loin de faire preuve d’éthique de la responsabilité39, Bauer refuse la responsabilité de ses actes. Selon lui, c’est le torturé qui est responsable du fait que Bauer le torture. Bauer laisse au terroriste le fardeau du choix. Dans la saison cinq, après avoir tiré dans la jambe de la femme de Henderson, pour forcer celui-ci à parler, il crie : « Si tu me forces encore à lui tirer dessus (if you make me shoot her again), elle sera dans un fauteuil roulant jusqu’à la fin de ses jours. Ne me force pas à faire cela (Don’t make me do this) ». Ainsi, le terroriste force Jack à torturer. De la même manière, emprisonné dans la soute à bagages d’un avion, et menacé d’asphyxie, Jack laisse au pilote le choix entre tuer l’ensemble des passagers de l’avion et lui redonner de l’air. Le pilote s’indigne alors : « Qu’est-ce que tu crois être en train de faire ? Tu vas tuer tout le monde dans cet avion ». Et Jack de répondre : « Cela dépend de toi (that’s up to you)… Tu seras responsable de tout ce qui arrivera. (You’ll be responsible for everything that happens) »40. De plus, si Bauer agissait vraiment en citoyen responsable, et s’il avait désobéi aux lois pour des raisons de conscience, il devrait non seulement accepter d’être jugé et puni pour ses actes, mais il devrait même réclamer un tel jugement. Or, dans l’épisode Rédemption, ce que Jack décide de faire, c’est de fuir son audition devant le Sénat.

Il suffit de modifier légèrement les situations présentées par 24 heures chrono pour se rendre compte que leur caractère persuasif ne dérive pas de la seule prise en compte des conséquences de la torture. Supposez qu’un terroriste ait indiqué à un individu qui n’a rien à voir avec la situation où se trouve une bombe sur le point d’exploser ; que cet individu ait été hypnotisé de manière à ce qu’il ne puisse retrouver la mémoire de ce souvenir qu’après avoir été durablement torturé ; qu’il soit incapable de comprendre qu’il est nécessaire de le torturer pour sauver des vies humaines, de sorte qu’il ne peut pas décider de se sacrifier lui-même. Il semble que, du point de vue conséquentialiste, il n’y ait aucune différence pertinente entre cette situation et celles présentées par 24 heures chrono. Pourtant, notre jugement moral serait très différent dans l’une et l’autre de ces situations. Cela semble donc indiquer que, dans les situations présentées par 24 heures chrono, ce n’est pas seulement la prise en compte des conséquences de la torture qui nous conduit à en approuver la mise en œuvre.

Si ce n’est pas pour des raisons utilitaristes que, quand nous regardons 24 heures chrono, nous jugeons que Bauer a raison d’employer la torture, d’où vient ce jugement ? Quel est le principe d’où il découle ? Alors que l’argument de la bombe à retardement suppose que la torture n’est légitime que pour obtenir des informations vitales, le scénario de 24 heures chrono conduit à confondre torture heuristique, torture punitive et torture religieuse. La mise en scène montre en effet que l’individu torturé est mauvais. Pourquoi ne parle-t-il pas ? Parce que révéler où se trouve la bombe, ce serait rendre impossible l’accomplissement d’un projet moralement monstrueux consistant à assassiner le maximum d’individus en un minimum de temps. C’est cette mauvaise volonté, cette volonté mauvaise, qui conduit le public à accepter l’usage de la torture. Le spectateur n’y consent que parce qu’elle est une punition : il s’appuie donc, déontologiquement, sur des règles de justice.

Mais un autre élément intervient encore ici : en effet, non seulement l’acquiescement à l’usage la torture repose sur un raisonnement déontologique, mais il résulte également de sentiments quasi religieux. Assister à la scène de torture ne produit pas seulement l’horreur devant les actes du bourreau, mais aussi la colère face au comportement de la victime : c’est le caractère maléfique du terroriste qui, prenant à chaque instant de nouveau la décision de continuer à se taire pour préserver son pouvoir de tuer, fait durer la scène de torture, sa propre souffrance, et celle du public41. La durée de la torture, l’intensification des moyens qu’elle met en œuvre est ainsi proportionnelle à la monstruosité de la volonté de l’homme torturé : celui-ci endure avec ténacité les pires souffrances plutôt que de renoncer à un assassinat de masse. La volonté du terroriste est tellement pervertie, son âme est si abominable, qu’il n’est plus possible d’argumenter avec lui. On ne peut plus le ramener parmi les humains au nom du bien. On ne peut pas le faire renoncer à son projet en lui montrant le visage des hommes, des femmes, des enfants qui vont mourir s’il ne collabore pas. Il est passé dans un autre monde. Le seul fait qui le relie encore à nous, qui le rende encore humain, la seule chose qui puisse encore être touchée, c’est son organisme. Le seul mal qui est un mal à la fois pour lui et pour nous, c’est la douleur. Non pas la douleur d’autrui : sa propre douleur.

La mise en scène de la torture, l’insistance sur la durée de l’opiniâtreté du terroriste, conduit le spectateur à acquiescer à sa mise en œuvre pour des raisons, en somme, religieuses. Dans les situations de bombe à retardement dépeintes par 24 heures chrono, l’objectif essentiel de la torture n’est pas d’obtenir des informations, mais d’arracher au terroriste une parole d’abjuration de manière à sauver son âme42. Les raisons de l’acceptation des actes de torture de Bauer n’ont plus rien à voir alors avec la morale.

La torture comme instrument d’expérience esthétique

Nous allons à présent nous demander pourquoi la série 24 heures chrono met en scène d’aussi mauvaises expériences de pensée. Pour cela, nous devons poser la question de savoir quelle est la véritable fonction de la mise en scène de la torture et du terrorisme dans 24 heures chrono. Il semble que la torture et le terrorisme sont tout simplement de puissants dispositifs esthétiques, des instruments permettant de créer une atmosphère et de produire chez le spectateur le désir de savoir ce qu’il va se passer ensuite. Ce n’est pas, primordialement, la série qui sert à réfléchir sur le terrorisme et la torture ; c’est notre idée du terrorisme et de la torture qui est mise au service de la construction de la série. Le scénario de la bombe à retardement fournit clés en main aux scénaristes de 24 heures chrono le Graal de tout scénariste : la production d’une situation haletante, d’une situation de suspens. Mais la manière dont 24 heures chrono exploite esthétiquement le dispositif terroriste a un coût important, un coût cognitif et moral : elle rend les spectateurs incapables d’analyser les pseudo-expériences de pensée qui s’y trouvent mises en scène.

D’abord, le caractère fautif des expériences de pensée de 24 heures chrono résulte du principe esthétique de la série : identifier le rapport au temps du spectateur et celui des personnages. Cette identification conduit à confondre l’expérience esthétique de l’urgence et l’expérience de pensée de l’urgence. La recherche de ce qui est juste suppose de dégager quelles doivent être les conditions que doit satisfaire un agent pour être capable de dire le juste, et l’impartialité est l’une de ces conditions : il ne faut pas que l’agent qui cherche quelles sont les règles du juste soit lui-même partie prenante de la situation qu’il examine. Par conséquent, l’expérience de pensée de la bombe à retardement ne doit pas être accomplie en situation de bombe à retardement.

Plus généralement, les différents caractères esthétiques propres à 24 heures chrono sont tous centrés sur le projet de rendre admissible le scénario de la bombe à retardement. Le rappel obsédant du passage de chaque seconde, l’usage de la pendule comme objet de spectacle, la monstruosité visuelle et sonore de cette pendule gigantesque, et dont le son est plus proche de l’explosion que du tic-tac, visent à justifier les choix de Bauer en insistant sur l’urgence permanente à laquelle il est confronté. Bauer est toujours en mouvement. Il n’a pas le temps de s’arrêter. Et si Bauer s’arrête, il devient une loque (2.1). Ce mouvement perpétuel a deux conséquences importantes. D’abord, Bauer n’a pas le temps de persuader. Il passe immédiatement de la demande polie à la demande aboyée, et de la demande aboyée à la violence. Ensuite, la perpétuelle excitation des facultés motrices de Bauer inhibe l’exercice de toutes les autres dimensions de son humanité. Prenons la scène où Walsh, le mentor de Bauer, est tué (1.2). Alors qu’une telle expérience traumatiserait n’importe qui, Bauer prend quelques secondes pour digérer cette information – la mort d’autrui est réduite à cela –, parce qu’il doit immédiatement affronter de nouveaux défis. Il ne peut pas prendre le temps de déployer son deuil, auquel aucune allusion ultérieure ne sera faite. Le spectateur, de la même manière, ne repensera plus à cet homme assassiné, parce qu’il est sans cesse projeté vers l’avant par une perpétuelle surenchère de suspens. Le split screen, cette technique de représentation sur un même écran de scènes se déroulant simultanément et en des lieux distincts, insiste sur le fait que, pendant que se déroule l’enquête de Bauer, les terroristes progressent vers leur objectif. Ce dispositif montre le rapport causal entre les actions de Bauer et celles des terroristes : si Bauer s’abstenait d’employer des actions violentes, ou même hésitait à les employer, il prendrait du retard sur les terroristes. Aussi doit-il inhiber un trait essentiel de toute psychologie morale, le scrupule, l’hésitation, qui est une condition de la délibération. Le sentiment véhiculé est celui d’avoir affaire à une course, course contre la montre, contre une puissance souterraine et diabolique, course contre un processus qui conduirait inéluctablement à la destruction, si rien n’était fait pour l’arrêter. La prise en compte des pauses publicitaires dans le décompte temporel de la série intensifie ce sentiment selon lequel, quoi que l’on fasse, le processus d’élaboration du projet destructeur se déploie. Les caractéristiques du personnage Bauer sont elles aussi liées au fait qu’il torture. Comme le bourreau, sa vie personnelle est un drame. Son propre corps est, au fur et à mesure de la journée, de plus en plus marqué. La seule manière pour lui de ne pas rompre les liens avec sa famille est que celle-ci soit l’objet de son activité (Kim, sa fille, est prise en otage par les terroristes durant la première saison) ou le suive dans cette activité (Kim intègre la CTU durant la troisième saison). Il semble incapable de vivre autrement que comme un paria quand il ne s’occupe pas de sauver le monde43.

C’est ensuite le fait que 24 heures chrono soit une série qui explique son caractère cognitivement et moralement délétère. En effet, le principe même de la série appelle la surenchère : puisque c’est toujours le même type de dispositif qui est mis en scène, le seul moyen de maintenir un audimat important est de varier et d’intensifier les modalités de ce dispositif. Mais, ici, la surenchère consiste à déplacer les frontières de ce qui est émotionnellement supportable. La multiplication des scènes de torture habitue le spectateur à ces scènes qui perdent progressivement leur caractère choquant et scandaleux. L’habitude doit être prise ici au sens d’habituation : de la même manière que la répétition de la consommation d’un psychotrope diminue l’effet de chaque prise, de sorte qu’il faut augmenter les doses pour obtenir le même effet que celui qui était initialement ressenti, la répétition des scènes de torture diminue leur impact affectif sur le spectateur. Pour que l’effet esthétique typique de 24 heures chrono perdure, le spectateur a besoin que l’on varie les plaisirs et que l’on augmente l’intensité du dispositif. Or, comme l’a montré Pierre Livet, c’est par l’expérience des émotions que nos systèmes de valeurs peuvent être révisés44. Levinas soutenait que « la mort ouvre au visage d’Autrui, lequel est l’expression du commandement : “Tu ne tueras point” »45. A fortiori, sans doute, le visage exprime le commandement : « Tu ne tortureras point ». Mais l’affaiblissement progressif de l’indignation que suscite la transgression de ce principe conduit à sa dévaluation. Ainsi, le choix entre le respect des principes fondamentaux et l’extorsion d’informations au moyen de la violence perd progressivement son caractère de dilemme. Si la torture cesse de heurter, il devient acceptable de l’utiliser comme moyen d’enquête46. Poser la question de la légitimité de la torture dans le format d’une série ne nous conduit donc pas à réviser, mais à éroder nos principes moraux.

Nous avons déjà montré, dans la section précédente, comment le fait d’assister à la torture, prise dans son déploiement temporel, encourageait une légitimation déontologique et même religieuse de la torture. Nous avons également déjà vu que le travail esthétique effectué par le caractère sériel de 24 heures chrono consiste à faire surmonter au spectateur la puissance normative du visage humain. Il s’agit à présent, et pour finir, de mettre en évidence que le travail esthétique de 24 heures chrono a un effet plus grave encore : la mise en scène et la trame narrative de la série conduisent les spectateurs à désirer voir un corps en train d’être torturé. On peut d’abord faire l’hypothèse psychanalytique selon laquelle 24 heures chrono donne aux forces obscures de notre psychisme un prétexte pour s’exprimer. Sur le plan émotionnel, les scènes de torture sont très efficaces. Nous constatons qu’elles ont sur nous un impact émotionnel intense. Analyser le mécanisme générant ces émotions n’entre pas dans le cadre de cet article47. Nous nous contenterons ici de rappeler les analyses développées par Freud dans Malaise dans la civilisation48. Selon Freud, il existe une cruauté fondamentale de l’être humain. La souffrance d’autrui ne serait pas seulement provoquée parce qu’elle est parfois un moyen d’atteindre des fins égoïstes ; sa production serait la fin même de l’action, cela même qui provoque le plaisir ou la joie. Cependant, comme l’idéal de civilisation s’oppose, selon Freud, à ce que chacun reconnaisse en lui-même la présence de ce désir, il faut que soient réunies des circonstances exceptionnelles pour qu’il se manifeste sans fard :

En règle générale, cette agressivité cruelle, ou bien attend une provocation, ou bien se met au service de quelque dessein dont le but serait tout aussi accessible par des moyens plus doux. Dans certaines circonstances favorables en revanche, quand par exemple les forces morales qui s’opposaient à ses manifestations et jusque-là les inhibaient, ont été mises hors d’action, l’agressivité se manifeste aussi de façon spontanée, démasque sous l’homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce. Quiconque évoquera dans sa mémoire les horreurs des grandes migrations des peuples, ou de l’invasion des Huns ; celles commises par les fameux Mongols de Gengis Khan ou de Tamerlan, ou celles que déclencha la prise de Jérusalem par les pieux croisés, sans oublier enfin celles de la dernière guerre mondiale, devra s’incliner devant notre conception et en reconnaître le bien-fondé (Freud, Malaise dans la civilisation, V).

Dans 24 heures chrono, la justice ne serait donc qu’un prétexte pour s’octroyer le plaisir de verser ou faire verser le sang : la fonction de la justification de la torture serait de préserver notre idéal de nous-mêmes, tout en nous en évitant d’avoir à nous avouer à nous-mêmes qu’au fond, nous sommes, émotionnellement parlant, des sadiques. La question de savoir si la torture est justifiée ou non ne serait qu’un effet de manche, l’important étant seulement d’avoir l’occasion de contempler un individu impuissant et un autre individu qui agit sur sa chair.

Il existe également un mécanisme métaphysique de production du désir de torture. 24 heures chrono fait du visage de tous les protagonistes un masque. Dans la CTU, le lieu qui devrait être familier et sûr, chacun espionne chacun, les regards sont en coin, si bien que celui qui suspecte devient lui-même suspect. Tout le monde a l’air de comploter. Ceux qui ont l’air coupables s’avèrent innocents. Par exemple, le même plan de Tony Almeida, la mine patibulaire, regard en coin, faisant mine de boire un café, est utilisé plusieurs fois dans le premier épisode de la première saison. On ignore alors s’il espionne parce qu’il nourrit des projets maléfiques, ou bien parce qu’il cherche à prévenir la réalisation de tels projets. Ceux qui semblaient les plus innocents s’avèrent coupables : même l’ancienne maîtresse peut finalement se révéler être une meurtrière sans scrupules, utilisant la familiarité de son visage et de sa voix pour manipuler, de sorte que Jack, à qui pourtant, d’habitude, un fragment de seconde suffit pour savoir si on lui ment, se laisse berner. Le visage de Myers, à la fin de la série, a quelque chose d’absolument satanique : l’actrice produit ce visage en le vidant de toute expression, en fait une sorte de pâte à modeler informe, ou, plus précisément, une pâte dont le visage de Myers n’est qu’une des formes possibles49.

Les spectateurs sont ainsi mis dans une situation de vertige, où il n’existe plus de point d’appui pour distinguer ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Leur situation est similaire à celle dans laquelle se dépeint Descartes au début de sa « Méditation Seconde » :

[C’est] comme si tout à coup j’étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus50.

La situation de Descartes et des spectateurs se caractérise par une perte de tout fondement auquel se référer pour examiner la vérité des croyances (ou des témoignages) et distinguer ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. La paranoïa fait de la torture le seul moment de vérité, le seul moment où il est possible d’atteindre autrui, de le connaître. Il y a ainsi une érotique malsaine de la torture dans 24 heures chrono. On ne saisit pas la vérité d’une personne par le sexe, qui est absent de la série, mais en pénétrant sous sa peau51.

Conclusion

Nous nous sommes ici efforcé de prouver que la série 24 heures chrono nous a rendus plus mauvais. Cela nous fournit un cas où la fiction manifeste son pouvoir de détérioration. Sur la base de ce cas, il est possible de dégager l’une des conditions qui font qu’une fiction est détériorante : l’usage de la fiction pour illustrer des expériences de pensée. En effet, une expérience de pensée morale sert à établir que, de fait, nous adhérons à certains principes moraux, en nous présentant des situations qui nous conduisent à émettre des jugements moraux déterminés, et dont l’occurrence peut parfois nous conduire à réviser le portrait moral que nous dresserions a priori de nous-mêmes. 24 heures chrono prétend faire subir au spectateur une telle expérience de pensée, et amener les spectateurs à réviser leurs convictions libérales au nom de la préservation de leur sécurité. Croire avoir été convaincu par 24 heures chrono a ainsi des effets profonds et importants. Pourtant, nous avons essayé de montrer que 24 heures chrono ne présentait pas une expérience de pensée satisfaisante parce qu’elle présente tout à la fois trop peu et trop d’informations : d’abord, elle n’imagine pas toutes les situations pertinentes, en négligeant de soulever les questions épistémologiques que pose la torture ; ensuite, en ne faisant pas intervenir des situations univoques, elle conduit le spectateur à approuver la torture pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la morale ; enfin, en confondant la réflexion sur la situation de bombe à retardement et la réflexion dans cette situation, elle rend le public épistémiquement vicieux. Par conséquent, un spectateur qui aurait révisé ses principes moraux à la suite de l’expérience consistant à voir 24 heures chrono aurait été changé pour de mauvaises raisons. Ce ne serait pas l’expérience du terrorisme, mais celle de la série, qui l’aurait à la fois abêti et corrompu.

Nous ne prétendons nullement avoir dégagé ici les conditions nécessaires du pouvoir détériorant de la fiction, mais seulement une condition suffisante de ce pouvoir. D’autres conditions suffisantes ont été déjà mises à jour par ailleurs – par exemple par Flaubert dans Madame Bovary – ou restent à découvrir52.

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Notes

1. Platon, La République, trad. fr. G. Leroux, Paris, Flammarion, 2002.

2. La théorie platonicienne de la fiction est complexe, et il n’entre pas dans le cadre de cet article d’en discuter les nuances. Il faudrait en effet distinguer la condamnation axiologique de la fiction comme mensonge (382b), sa condamnation ontologique (au livre X), et sa condamnation pédagogique et morale (aux livres II et III). Selon le motif considéré, l’extension et la profondeur de l’opprobre ne sont pas les mêmes. Pour une discussion traitant cette question avec l’ampleur qu’elle mérite, voir l’ouvrage de F. Teisserenc, Langage et image dans l’œuvre de Platon, Paris, Vrin, 2010.

3. Je remercie ici J.-B. Guillon et B. Vaillant de m’avoir contraint à distinguer le pouvoir corrupteur et le pouvoir détériorant de la fiction. Je garde ici le terme de « corruption », en hommage à la tradition, tout en avertissant qu’il est utilisé ici indépendamment de tout engagement en faveur de l’existence de l’âme, du péché et, plus généralement, d’une anthropologie religieuse.

4. La thèse du pouvoir détériorant de la fiction s’oppose non seulement à celle de son pouvoir améliorant, mais également à la thèse selon laquelle l’expérience esthétique n’aurait rien à voir avec la rhétorique. Dans le cas de la série 24 heures chrono, un représentant de ce que l’on pourrait nommer « l’angélisme esthétique » est É. During qui, dans son bel ouvrage, Faux-raccord. La coexistence des images (Arles, Actes Sud, 2010), soutient qu’« il nous importe peu de savoir au service de quelle idéologie travaille la série 24. […] Il y a mieux à faire que de s’interroger sans fin sur la signification politique ou morale des scènes de torture infligées au spectateur au fil des épisodes » [Le chapitre cité, qui avait été présenté par É. During lors du colloque dont est issue la majorité des articles de ce recueil, est reproduit ici sous le titre « Temps réel et simultanéité  dans 24 heures chrono – et coda : l’expérience du revisionnage »]. L’une des conséquences de notre analyse sera que la séparation angélique de l’esthétique et de la rhétorique est une illusion : comme l’esthétique de 24 heures chrono a bien des effets rhétoriques, il est impossible de comprendre correctement celle-là si on ne prend pas en compte ceux-ci.

5. Sur la notion de vertu intellectuelle, cf. R. Pouivet, « Vertus épistémiques, émotions cognitives et éducation », Éducation et didactique 2(3), 2008 [https://doi.org/10.4000/educationdidactique.380] ; D. Pritchard, « Virtue Epistemology and Epistemic Luck », Metaphilosophy 34, 2003 [https://www.jstor.org/stable/24439227].

. Voir par exemple son interview, intitulée « We’re Trafficking in Fear », par J. Patterson dans The Guardian daté du 22 janvier 2007, ou l’article de Jane Mayer dans The New Yorker, du 12 février 2007, « Whatever it takes ». Comme mon propos e6st de montrer que le fonctionnement esthétique de la série est indissociable de la cognition morale qu’elle produit, il me semble ici légitime d’interroger l’œuvre en tenant compte de l’intention de l’auteur.

7. G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit [1807], trad. fr. J. Hyppolite, Aubier, Paris, 1990.

8. L’argument de la belle âme présuppose celui des mains sales : certains objectifs dotés de valeur morale ne peuvent être atteints à moins d’employer des moyens immoraux. Cette idée, défendue dans les années 1970 par Michael Walzer (« Political Action: The Problem of Dirty Hands », Philosophy and Public Affairs 2(2), 1973, p. 160-180 [https://www.jstor.org/stable/2265139]) remonte probablement à la théorie platonicienne du beau mensonge développée dans La République. Voir aussi S. de Wijze, « Between Hero and Villain: Jack Bauer and the Problem of “Dirty Hands” », in J. Hart Weed, R. Davis, R. Weed (eds.), 24 and Philosophy. The World According to Jack, Malden, MA, Blackwell, 2007.

9. Pour abréger, nous nous référons aux épisodes en indiquant d’abord le numéro de la saison, puis celui de l’épisode.

10. De la même manière, l’épisode 7.1, où Jack Bauer est jugé, introjecte dans la série les questions que l’on peut se poser à son propos. La proposition de M. Walzer (« Political Action : The Problem of Dirty Hands », Philosophy and Public Affairs 2(2), 1973, p. 160-180 [https://www.jstor.org/stable/2265139]) y est mise en scène, mais pour être rapidement disqualifiée au nom de l’action, puisque le tribunal est ajourné aussitôt que la nation a besoin de Bauer.

11. M. Terestchenko, Du bon usage de la torture. Ou comment les démocraties justifient l’injustifiable, Paris, La Découverte, 2008.

12. M. Walzer, « Political Action: The Problem of Dirty Hands », Philosophy and Public Affairs 2(2), 1973, p. 160-180 [https://www.jstor.org/stable/2265139].

13. On pourrait ajouter une troisième position libérale, celle de M. Ignatieff (The Lesser Evil. Political Ethics in an Age of Terror, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2004) qui lui aussi s’appuie sur la prise en compte de l’urgence de certaines décisions pour défendre le fait que celles-ci sont un « moindre mal ».

14. A. Dershowitz, Why Terrorism Works ?, New Haven, CT, Yale University Press, 2003.

15. L’utilitarisme de Dershowitz ne consiste pas à nier le fait que la torture soit un mal. Pourtant, du point de vue utilitariste, si un acte minimise le malheur collectif, cet acte est bon, même s’il implique de sacrifier des personnes au bien-être collectif. Voir J. Rawls, Théorie de la justice [1971], trad. fr. C. Audard, Paris, Seuil, 1987.

16. On pourrait prolonger son argument en soutenant qu’il semble absurde de renoncer à des droits réels au nom de la concevabilité de situations qui n’arrivent jamais.

17. M. Benasayag, Utopie et liberté, Paris, La Découverte, 1986.

18. Pour une discussion théorique, plutôt que méthodologique, de la position de Terestchenko, voir l’excellent ouvrage de J.-B. Jeangène Vilmer, 24 heures chrono. Le choix du mal, Paris, P.U.F., 2012. Pour une présentation synthétique de l’usage des expériences de pensée en philosophie, voir J. R. Brown, Y. Fehige, « Thought Experiment », Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2014, http://plato.stanford.edu/entries/thoughtexperiment, consulté le 27 janvier 2015.

19. R. Lawlor, dans « Who Dares Sins: Jack Bauer and Moral Luck » (J. Hart Weed, R. Davis, R. Weed (eds.), 24 and Philosophy. The World According to Jack, Malden, MA, Blackwell, 2007), souligne ce point : « Si [Jack] échouait, notre jugement serait probablement différent » ; « Est-ce que les actions de Jack peuvent être justifiées sachant que la bonne issue ne peut pas être garantie ? » (la traduction – et, sauf mention contraire, les autres proposées dans cet article – sont de R. Künstler).

20. Pour une rationalisation de cet usage de la torture, voir N. Eymerich, F. Peña, Le manuel des inquisiteurs [1376/1578], trad. fr. L. Sala-Molins, Paris, Albin Michel, 1973.

21. Dans Surveiller et punir (Paris, Gallimard, 1975), Foucault fournit une description saisissante de la torture punitive d’Ancien Régime.

22. Voir encore une fois N. Eymerich, F. Peña, Le manuel des inquisiteurs [1376/1578], trad. fr. L. Sala-Molins, Paris, Albin Michel, 1973.

23. R. Douglas Geivett, dans « The Knowledge Game Can be Torture » (in J. Hart Weed, R. Davis, R. Weed (eds.), 24 and Philosophy. The World According to Jack, Malden, MA, Blackwell, 2007), sans employer ces termes, propose une analyse relevant de cette perspective.

24. Voir A. Bouvier, B. Conein (dir.), L’épistémologie sociale. Une théorie sociale de la connaissance, Paris, EHESS, 2007.

25. Alban Bouvier pose également dans le cadre de l’épistémologie sociale la question de savoir comment agir sur les terroristes. Mais la question qu’il pose est autre, puisque, en s’appuyant sur la distinction entre croyance et acceptation, il s’interroge sur les effets que peuvent avoir les informations que l’on donne à un terroriste sur les intentions d’autres terroristes (A. Bouvier, « Croyances collectives, assentiments collectifs et argumentation en contexte judiciaire et politico-religieux. Le cas du terrorisme islamiste contemporain », in A. Bouvier, R. Künstler (dir.), Croire ou accepter ?, Paris, Hermann, 2016).

26. On pourrait par exemple remettre en question le présupposé selon lequel le nombre de sites susceptibles d’être la cible d’attentats serait trop important pour pouvoir être exploré par les forces policières et militaires. On peut aussi remettre en question la règle d’or de la CTU, celle de maintenir le secret jusqu’au bout : si les agences de renseignement sont si certaines qu’un attentat va avoir lieu qu’elles estiment légitime d’employer la torture pour l’éviter, cette certitude légitimerait également le fait de lancer une alerte générale, et de demander à chacun de rester chez soi ou sur son lieu de travail.

27. Nous n’affirmons pas ici que ce serait un devoir de toute fiction portant sur la torture de poser ces questions, mais seulement des fictions qui ont l’ambition de justifier une position dans ce débat.

28. Pour un témoignage et une réflexion sur les pratiques réelles du renseignement, voir I. Ben-Israël, Philosophie du renseignement. Logique et morale de l’espionnage, trad. fr. L. Schuman, Paris, L’Éclat, 2004 (1999).

29. Un évaluateur anonyme de l’une des versions antérieures de cet article m’a fait justement remarquer que les agents doubles existent, si bien que les agences de renseignement réelles doivent effectivement passer du temps à les débusquer : et que, du point de vue narratif, ces agents doubles fournissent aux scénaristes une manière simple et efficace de produire des retournements de situation.

30. E. M. Rovie fait ainsi très justement remarquer : « Y a-t-il de la loyauté dans le monde de 24 heures chrono ? Est-ce qu’il est possible de faire confiance à quelqu’un ? Probablement pas ! » (« Loyalty and the “War of All Against All” in 24 », in J. Hart Weed, R. Davis, R. Weed (eds.), 24 and Philosophy. The World According to Jack, Malden, MA, Blackwell, 2007). Nous reviendrons sur la question du fondement épistémique dans la dernière section de cet article.

31. Le rapport du comité du Sénat des États-Unis chargé d’examiner les pratiques d’interrogatoire de la CIA conclut ainsi que « l’emploi par la CIA de techniques d’interrogatoire renforcéed n’était un moyen effectif, ni pour obtenir des informations, ni pour obtenir la coopération des suspects » (Senate Select Committee on Intelligence, Committee Study on the Central Intelligence Agency’s Detention and Interrogation Program, Washington, DC, US Senate, 2014, p. 1).

32. À la suite de Nelson Goodman dans Faits, fictions et prédictions [1955] (trad. fr. M. Abran, Paris, Minuit, 1985), les philosophes de l’action nomment cette opération « équilibre réfléchi ».

33. Il ne s’agit pas d’identifier ici le légal et le moral. Mais puisque l’utilitarisme affirme qu’une action est bonne si elle bénéficie au plus grand nombre, et puisque légitimer la torture par un agent de l’État implique de légaliser l’emploi de la torture, il faut, pour des raisons morales, examiner les conséquences qu’aurait la légalité de la torture.

34. Un système judiciaire est ici entendu comme une organisation sociale dont la tâche est l’identification des auteurs d’actes prohibés par la loi et l’attribution de sanctions prescrites par la loi à ces individus.

35. L. Laudan, Truth, Error, and Criminal Law. An Essay in Legal Epistemology, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.

36. L’opposition de Jack aux lois a été soulignée par Brandon Claycomb & Greig Mulberry dans « Jack Bauer as Anti-Eichmann and Scourge of Political Liberalism » (in J. Hart Weed, R. Davis, R. Weed (eds.), 24 and Philosophy. The World According to Jack, Malden, MA, Blackwell, 2007). Ils mettent en évidence la parenté entre la vision du monde de Bauer et celle de Carl Schmidt sur la base de la notion de situation d’exception : « Le déluge narratif de décisions fondamentales dans un cadre temporel se déroulant seconde après seconde invite les spectateurs à ressentir que l’état de droit (rule of law and due process) n’a pas de place dans le monde réel ». [cf. également, dans le présent recueil, l’article de Ch. Béal, « 24 heures chrono et l’état d’exception »].

37. Pour être convaincu de la pertinence du concept de devoirs surérogatoires pour analyser la pratique de Jack, cf. R. Davis, « Beyond the Call of Duty » in J. Hart Weed, R. Davis, R. Weed (eds.), 24 and Philosophy. The World According to Jack, Malden, MA, Blackwell, 2007.

38. L’envers de cette conception de soi-même comme justicier, c’est l’auto-attribution d’un droit de vie et de mort sur autrui. Bauer s’arroge ainsi le droit d’exécuter un pédophile qui est parvenu à échapper aux sanctions en acceptant un « deal » avec la justice (2.1.).

39. L’éthique de responsabilité est l’attitude de celui qui prend en compte, quand il agit, les conséquences de ses actes. Elle est l’attitude morale qui doit être associée au raisonnement conséquentialiste pour que celui-ci puisse déboucher sur une action effective.

40. Cité par J. Hart Weed, R. Davis, R. Weed (eds.), 24 and Philosophy. The World According to Jack, Malden, MA, Blackwell, 2007.

41. D. P. O’Mathuna (« The Ethics of Torture », in J. Hart Weed, R. Davis, R. Weed (eds.), 24 and Philosophy. The World According to Jack, Malden, MA, Blackwell, 2007) distingue entre la torture et la coercition, la coercition s’adresse encore à la rationalité de l’interlocuteur tandis que la torture fonctionne au moyen de sa sensibilité. Mais en représentant la torture dans sa durée, on s’aperçoit que cette distinction est abstraite : Bauer ne cesse de menacer de continuer à torturer.

42. On pourrait, à la suite de T. Kelly dans « The Cruel Cunning of Reason: The Modern/Postmodern Conflict in 24 » (in J. Hart Weed, R. Davis, R. Weed (eds.), 24 and Philosophy. The World According to Jack, Malden, MA, Blackwell, 2007) mettre en perspective la situation de Jack dans un contexte post-moderne caractérisé par la prise de conscience de l’incommensurabilité des cultures. Dans cette perspective, la violence apparaît comme un instrument de communication efficace entre des individus appartenant à des cultures différentes.

43. Pour une tentative d’interpréter Bauer comme figure christique, cf. J.-B. Jeangène Vilmer, 24 heures chrono. Le choix du mal, Paris, P.U.F., 2012.

44. P. Livet, Émotions et rationalité morale, Paris, P.U.F., 2002.

45. E. Levinas, Totalité et infini, La Haye, Nijhoff, 1961.

46. S. Žižek, dans « The Depraved Heroes of 24 are the Himmlers of Hollywood » (The Guardian, 10 janvier 2006), a ainsi pu considérer que 24 heures chrono modifiait l’échelle axiologique à l’aune de laquelle notre société évalue les actes de chacun. Il ne s’agit pas d’un renversement mais d’un affaissement des valeurs : les actes autrefois situés au niveau du monstrueux ont dégringolé à celui, sinon du banal, du moins de l’acceptable.

47. On pourrait soutenir que 24 heures chrono relève du genre de l’horreur, et même de l’horreur épidémique, puisque, comme dans un film de morts-vivants, la contamination peut transformer en monstres les êtres familiers. Selon Hugo Clémot, dans « Le paradoxe de l’horreur épidémique » (Igitur. Arguments philosophiques 3(5), p. 1-55 [http://www.igitur.org/index.php/igitur/article/view/11]), il est possible de considérer comme personnage d’horreur un personnage qui « est peut-être un homme, mais [dont la] psychologie et [les] actes feraient de lui un être surnaturel dont l’identité nous est presque toujours littéralement masquée » (p. 15) : la dissimulation et la monstruosité morale sont bien deux traits du terroriste. Il semble même que la référence au genre de l’horreur soit interne à 24 heures chrono, puisque Nina Myers partage son patronyme avec le personnage principal de Halloween (1978) de John Carpenter. Cette lecture permettrait de comprendre la synchronicité des synchronicités intra- et extradiégétiques comme un trait typique de l’expérience des films d’horreur, où l’émotion des personnages et celle des spectateurs sont identiques (N. Carroll, The Philosophy of Horror or Paradoxes of the Heart, New York, Routledge, 1990, p. 18). Si cette lecture était juste, il faudrait interroger les scènes de torture comme relevant du paradoxe de l’horreur : on les regarde pour détourner les yeux.

48. S. Freud, « Malaise dans la civilisation » [1930], Revue française de psychanalyse 4, trad. fr. Ch. et J. Odier, t. 7, 1934, p. 692 sq. ; t. 34, n° 1, 1970, p. 9 sq., http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/malaise_civilisation/malaise_civilisation.html, consulté le 27 janvier 2015.

49. La première scène de Halloween présente également une scène où démasquer le monstre découvre un nouveau masque (H. Clémot, « Le paradoxe de l’horreur épidémique », Igitur. Arguments philosophiques 3(5), 2011 [http://www.igitur.org/index.php/igitur/article/view/11], p. 1-55. p. 16).

50. R. Descartes, Œuvres philosophiques, vol. 2, Paris, Classiques Garnier, 1999, p. 414.

51. S. Snyder (« Truth and Illusion in 24. Jack Bauer: Dionysus in the World of Apollo », in J. Hart Weed, R. Davis, R. Weed (eds.), 24 and Philosophy. The World According to Jack, Malden, MA, Blackwell, 2007) propose d’utiliser la distinction ontologique du dionysiaque et de l’apollinien pour rendre compte de la structure du réel dans 24 heures chrono. Par opposition au monde des apparences, il propose de considérer Jack Bauer comme figure bachique, la figure par laquelle le corps et son énergie primordiale se manifestent. Pour compléter son analyse, Snyder aurait pu montrer que les scènes de tortures, dont Jack est le prêtre, sont des bacchanales : c’est le moment où l’on déchire le voile des faux-semblants.

52. Je tiens à remercier ici particulièrement Sylvie Allouche. Nos discussions sur la question des implications morales de 24 heures chrono m’ont beaucoup stimulé, et cet article n’aurait pas vu le jour sans elles. Je remercie également Géraldine Sfez pour ses précieuses indications bibliographiques, Jean-Baptiste Guillon, Bertrand Vaillant et David Meulemans dont la relecture et les critiques m’ont permis d’affiner des points importants de mon argumentation. Enfin, Alban Bouvier et Pierre Livet, pour les idées qu’ils m’ont inspirées.

*. Une première version de cet article a été publiée en 2016 dans la Nouvelle revue d’esthétique 17(1), p. 123-138, [https://doi.org/10.3917/nre.017.0123]. Nous remercions l’auteur, les responsables de la revue et Presses Universitaires de France d’avoir donné leur accord pour la republication de de cet article, lequel avait initialement été conçu en miroir de celui publié par S. Allouche dans ce même recueil [Note de l’éditrice].

Citation

Raphaël Künstler, « La série 24 heures chrono a-t-elle le pouvoir de nous rendre plus mauvais ? », dans Sylvie Allouche (éd.), 24 heures chrono, naissance du genre sécuritaire ? Archive ouverte J. Vrin, visité le 29 mars 2024, https://archive-ouverte.vrin.fr/item/kunstler_la_serie_24_heures_chrono_a-t-elle_le_pouvoir_de_nous_rendre_plus_mauvais_2021

Auteur

Raphaël Künstler est professeur agrégé de philosophie affecté à l’Université Toulouse 2 Jean Jaurès (EA 3051 ERRaPhiS).

raphael.kunstleruniv-tlse2.fr

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