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Au lendemain du 11 septembre 2001 surgissait sur nos écrans la série 24 heures chrono (2001-2014, Joel Surnow et Robert Cochran, Fox), qui mettait en scène l’agent spécial Jack Bauer (Kiefer Sutherland) en lutte contre le terrorisme. Série emblématique des années 2000, elle est la première expression d’un phénomène qui continue de se développer, à savoir le déploiement de la fiction comme outil d’analyse de la violence terroriste et comme véhicule de significations et de valeurs. Point d’origine post-traumatique du genre sécuritaire, 24 heures chrono, est toutefois plus abstraite, plus morale que sa descendance : plus philosophique peut-être.

Dans 24 heures chrono, l’État est confronté à une situation de crise qui l’amène à prendre des mesures qui suspendent le droit ordinaire. Les événements présentés dans la série télévisée relèvent d’un état d’exception. L’enjeu de cette contribution est d’analyser ce qu’une fiction télévisée peut apporter à la manière de penser l’état d’exception, son rapport à l’ordre juridique et ses enjeux politiques. Cette réflexion s’inscrit dans une recherche plus générale visant l’usage des fictions (films, séries) par la philosophie du droit.

Les attentats terroristes du 11 septembre 2001 ont marqué un véritable traumatisme dans la psyché des États-Unis contemporains. L’administration Bush a immédiatement engagé une « Guerre contre la Terreur », et donné notamment la permission à la CIA de pratiquer des techniques d’interrogatoire voisines de la torture. Cette même torture que l’on rencontre à de très nombreuses reprises dans la série à succès 24 heures chrono qui au lendemain des attentats nous présente Jack Bauer, agent de la fictive Counter Terrorism Unit (CTU). Héros pragmatique et déterminé s’inscrivant dans une longue histoire de vigilantes états-uniens, Bauer n’hésite pas à torturer psychologiquement et physiquement ceux qu’il suspectent d’être des ennemis des États-Unis, se plaçant hors-la-loi pour accomplir ce qu’il estime être une mission juste : protéger son pays. Il convient alors de s’interroger sur la représentation de la torture dans 24 heures chrono, l’impact en termes de perception qu’elle a eu sur les spectateurs, et la comparer avec la torture telle qu’elle a été pratiquée et remise en question dans le cadre de la « Guerre contre la Terreur » menée par les États-Unis.

Les expériences de pensée sont à la fois un instrument de la pratique philosophique et un stimulant pour l’imagination. La question ici posée est celle de la détermination de la valeur de ces expériences de pensée quand elles sont employées dans des œuvres de fiction. On répond que la mise en fiction d’une expérience de pensée, si elle reste associée à une visée argumentative, rend le public moins apte à penser correctement et peut conduire à la remise en question de ses valeurs les plus fondamentales, mais pour de mauvaises raisons. La puissance qu’a la fiction de mettre en scène ces scénarios imaginaires la munit donc du pouvoir de détériorer son public. Afin de justifier cette thèse, l’article s’appuie sur une analyse de la manière dont la série 24 heures chrono met en scène l’expérience de pensée de la bombe à retardement.

24 heures chrono met en scène l’opposition entre les deux grandes théories morales que sont l’utilitarisme et le déontologisme autour de la question de savoir si la fin justifie ou non les moyens. Or certains critiques de 24 heures chrono, choqués en particulier par le traitement de la torture dans la série, lui reprochent de manipuler les spectateurs de façon à tous les transformer en utilitaristes assoiffés de torture, autrement dit à les déteriorer sur le plan moral et à les rendre mauvais. Je montre au contraire que 24 heures chrono rend son spectateur meilleur, ou du moins devrait le rendre meilleur, et m’appuie principalement pour ce faire sur la difficulté pour le déontologiste rigoureux de ne pas se rendre coupable de contradiction performative, notamment celle qui consiste à utiliser des arguments de structure utilitariste pour défendre une position déontologiste.