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Dans cet article, je m’appuierai sur l’essai de Stanley Cavell « The Fact of Television » (1982) pour comprendre les caractéristiques distinctives, et par là même les mérites esthétiques considérables, de la récente série télévisée WandaVision – un prolongement du « Marvel Cinematic Universe » diffusé sur Disney+. Il s’agira de rendre compte de la conception générale du médium artistique proposé par Cavell, puis de la caractérisation en particulier du médium télévisuel, avant d’examiner enfin WandaVision à travers le prisme de cette caractérisation. Au cours de ce développement, je contesterai également deux raisons en apparence convaincantes de considérer ce dernier comme superflu, non seulement en ce qui concerne cette série télévisée en particulier, mais aussi en ce qui concerne la télévision en général. Premièrement, le fait que Cavell s’appuie sur la notion fortement contestée de médium esthétique ; et deuxièmement, le fait que cette notion ait été conceptualisée bien avant les changements technologiques radicaux de la télévision, et avant la création de ce qui pourrait sembler être des formes radicalement nouvelles d’art télévisuel (des récits de longue durée dirigés par un seul showrunner créateur de la série comme Les Sopranos ou The Wire), deux éléments qui semblent menacer la pertinence de l’essai dans les débats actuels.
L’originalité fondatrice de la minisérie WandaVision (Disney+, 2021) est d’adopter les codes de la sitcom traditionnelle en partant de la période classique des années 1950 pour aboutir au mockumentaire, sous-genre emblématique du nouveau millénaire. Cela produit un décalage comique avec les super-pouvoirs des protagonistes de comics Marvel. Il se révèle cependant progressivement que ce quotidien de sitcom n’est en fait qu’une fiction à l’intérieur de la fiction, protégée par un champ de force électromagnétique : le « Hex ». C’est un safe space dans lequel se tiennent reclus Wanda et (à son insu) Vision. Dès lors, il est permis de s’interroger sur le rôle dévolu à la sitcom dans un tel dispositif : s’agit-il de rendre hommage au genre, ou de le réduire à une échappatoire régressive et infantilisante contre la tyrannie du monde moderne ? En d’autres termes, l’objectif déclaré est-il de célébrer ou de supplanter ce genre séminal de la télévision américaine ? Le présent article se propose de répondre à ces questions en explorant la piste d’une annihilation de la fantaisie domestique des sitcoms par l’imaginaire Marvel, fondé sur la machinerie militariste et les combats manichéens. Se pose en effet la question d’un détournement opératoire et idéologique du genre sitcom pour lui imposer un discours belliciste inhérent au « Marvel Cinematic Universe ».

Les expériences de pensée sont à la fois un instrument de la pratique philosophique et un stimulant pour l’imagination. La question ici posée est celle de la détermination de la valeur de ces expériences de pensée quand elles sont employées dans des œuvres de fiction. On répond que la mise en fiction d’une expérience de pensée, si elle reste associée à une visée argumentative, rend le public moins apte à penser correctement et peut conduire à la remise en question de ses valeurs les plus fondamentales, mais pour de mauvaises raisons. La puissance qu’a la fiction de mettre en scène ces scénarios imaginaires la munit donc du pouvoir de détériorer son public. Afin de justifier cette thèse, l’article s’appuie sur une analyse de la manière dont la série 24 heures chrono met en scène l’expérience de pensée de la bombe à retardement.

24 heures chrono met en scène l’opposition entre les deux grandes théories morales que sont l’utilitarisme et le déontologisme autour de la question de savoir si la fin justifie ou non les moyens. Or certains critiques de 24 heures chrono, choqués en particulier par le traitement de la torture dans la série, lui reprochent de manipuler les spectateurs de façon à tous les transformer en utilitaristes assoiffés de torture, autrement dit à les déteriorer sur le plan moral et à les rendre mauvais. Je montre au contraire que 24 heures chrono rend son spectateur meilleur, ou du moins devrait le rendre meilleur, et m’appuie principalement pour ce faire sur la difficulté pour le déontologiste rigoureux de ne pas se rendre coupable de contradiction performative, notamment celle qui consiste à utiliser des arguments de structure utilitariste pour défendre une position déontologiste.

L’article explore les liens entre le masochisme moral du personnage principal de 24 heures chrono, Jack Bauer, et les catastrophes terroristes à répétition qui forment son univers. D’une part, la série vise, à travers le jeu des identifications proposées aux spectateurs, à leur procurer une jouissance masochiste plutôt que sadique. Ce « fantasme culturel » offre une scène masochiste qui vient érotiser le trauma sociétal du 11 Septembre et opère comme une tentative d’élaboration de l’effroi et de la sidération. L’univers auquel Jack doit s’affronter est construit sur le mode traumatique du « tout est possible, même l’impossible ». L’auteure montre que la réalité de 24 heures chrono s’apparente à celle du rêve : condensation, déplacement, distorsion et dilatation du temps, incohérence et instabilité des identités, renversement des contraires, etc. Par sa compulsion à sauver le monde quel que soit le prix à payer pour lui-même, le sens moral de Jack résiste en grande partie aux explications psychanalytiques européennes comme à la nosographie nord-américaine. Comme si l’après-11 Septembre avait généré d’autres constellations morales ou psychologiques, des humains différents dont Jack offrirait un prototype. Ces humains, loin d’être infaillibles, feraient dans un univers instable l’expérience de leur vulnérabilité.

Le propre des super-héros est de vivre des aventures extraordinaires et des événements hors du commun : doués de super-pouvoirs, ils affrontent des super-vilains dans des combats épiques et des affrontements titanesques où la terre tremble, où l’on s’envoie des voitures à la figure comme des balles de tennis et où se succèdent explosions, immeubles réduits en poussière et épisodes de tension dramatique entre la vie et la mort. Les super-héros, par définition coupés du monde social ordinaire, ont des enjeux à leur mesure, enjeux qui ont plus à voir avec la fin du monde qu’avec la fin du mois. On imagine mal, en effet, Batman éplucher ses fiches de paye, Thor faire la queue à Pôle Emploi, Iron Man remplir sa déclaration d’impôts ou Captain America aller renégocier son taux de crédit avec son banquier ! Les super-héros semblent être à la fois au-dessus et au-delà, dans un « univers étendu » où les restrictions des contigences matérielles (au double sens du terme : physiques et financières) n’opèrent pas, pas pour eux en tout cas. Dans cette perspective, la trilogie Spider-Man (2002, 2004 et 2007) du réalisateur Sam Raimi (né en 1959), considérée unanimement comme la meilleure adaptation au cinéma du comics créé par Stan Lee et Steve Ditko en 1962, détone beaucoup par rapport à ce cadre. Certes, tous les ingrédients d’une histoire de super-héros sont bien là (suspense, romance, scènes d’action spectaculaires, enjeux dramatiques forts) mais la dimension sociologique et économique (et donc, par là même politique) n’est jamais passée sous silence, au point qu’on pourrait même y voir une trilogie sur la lutte des classes.