En nous inspirant du travail de l’anthropologue Marika Moisseeff sur le rôle des séries télévisées dans la société, nous proposons ici une lecture de 24 heures chrono dans la perspective du philosophe Roberto Esposito. En effet, l’intrigue de cette série, qui est un classique des séries sécuritaires, place la source des angoisses et des vulnérabilités au sein même de la communauté qu’il s’agit de protéger. Or Esposito, en refondant une analyse de la communauté à partir de son élément constituant, le munus, à la fois obligation à l’égard des autres et liant même de l’espace communautaire, et de l’immunitas, dans sa double acception d’immunisation au sens biologique et d’immunité au sens d’exonération des obligations, ouvre une voie pour explorer à nouveaux frais l’apparente contradiction de ces séries, qui montrent la lutte contre la menace venant de l’extérieur comme minée par d’autres menaces, tout aussi dangereuses, venant de l’intérieur et qui, sous leur apparence rassurante, recèlent les angoisses les plus profondes.
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L’article explore les liens entre le masochisme moral du personnage principal de 24 heures chrono, Jack Bauer, et les catastrophes terroristes à répétition qui forment son univers. D’une part, la série vise, à travers le jeu des identifications proposées aux spectateurs, à leur procurer une jouissance masochiste plutôt que sadique. Ce « fantasme culturel » offre une scène masochiste qui vient érotiser le trauma sociétal du 11 Septembre et opère comme une tentative d’élaboration de l’effroi et de la sidération. L’univers auquel Jack doit s’affronter est construit sur le mode traumatique du « tout est possible, même l’impossible ». L’auteure montre que la réalité de 24 heures chrono s’apparente à celle du rêve : condensation, déplacement, distorsion et dilatation du temps, incohérence et instabilité des identités, renversement des contraires, etc. Par sa compulsion à sauver le monde quel que soit le prix à payer pour lui-même, le sens moral de Jack résiste en grande partie aux explications psychanalytiques européennes comme à la nosographie nord-américaine. Comme si l’après-11 Septembre avait généré d’autres constellations morales ou psychologiques, des humains différents dont Jack offrirait un prototype. Ces humains, loin d’être infaillibles, feraient dans un univers instable l’expérience de leur vulnérabilité.
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Contrairement à ce qu’affirment certains détracteurs de 24 heures chrono qui soutiennent que la série exprime une vision simpliste du monde et une apologie à peine voilée de la torture, je défends l’idée qu’elle revêt en réalité une dimension hyper-morale en ce qu’elle propose une véritable éducation morale ouverte du public, et non moralisante – car basée sur la variation des points de vue et une réflexion pluraliste qui n’est jamais ni prédéfinie ni définitive. M’appuyant sur la théorie du développement moral de Lawrence Kohlberg, je montre en particulier comment le personnage principal Jack Bauer dépasse les deux grandes conceptions morales que sont l’utilitarisme et le déontologisme pour se révéler un authentique anti-héros, celui qu’on ne voudrait pas être et dont il ne faudrait pas avoir besoin. Mais Jack nous rappelle aussi ce qu’est l’exigence morale absolue, sa valeur tout autant que son prix et ses limites, illustrant ainsi l’exigence amorale de l’éthique kohlbergienne, marquée par l’excès, voire l’abus d’une exigence morale désespérée. Jack est-il alors une incarnation possible du stade cosmologique que Kohlberg avait fini par abandonner ? La série souligne en tous cas à quel point les héros sont fatigués et témoigne de la nécessité d’un changement politique qui permettrait à notre monde de ne plus avoir besoin de tels héros. Car si Jack Bauer en est un malgré tout, il l’est à la façon de Sisyphe – un héros de l’absurde.
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In this article I will argue that 24 can be seen as a variation of the tendency towards “narrative complexity” in current US TV series. Its straight-jacketed adherence to chronological time may not allow for fundamental disturbances of the discourse characteristic of many of its cinematic and televised contemporaries, but 24 distinguishes itself by shifting complexity from conceptual and narratological levels to the realm of morality. By analyzing two episodes from different seasons, both closely related to actual political developments in the US War on Terror at the time, I will outline how the show hovers between (and plays with our expectations of) deontological and consequentialist (utilitarian) forms of moral reasoning.
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24 heures chrono met en scène l’opposition entre les deux grandes théories morales que sont l’utilitarisme et le déontologisme autour de la question de savoir si la fin justifie ou non les moyens. Or certains critiques de 24 heures chrono, choqués en particulier par le traitement de la torture dans la série, lui reprochent de manipuler les spectateurs de façon à tous les transformer en utilitaristes assoiffés de torture, autrement dit à les déteriorer sur le plan moral et à les rendre mauvais. Je montre au contraire que 24 heures chrono rend son spectateur meilleur, ou du moins devrait le rendre meilleur, et m’appuie principalement pour ce faire sur la difficulté pour le déontologiste rigoureux de ne pas se rendre coupable de contradiction performative, notamment celle qui consiste à utiliser des arguments de structure utilitariste pour défendre une position déontologiste.
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Les expériences de pensée sont à la fois un instrument de la pratique philosophique et un stimulant pour l’imagination. La question ici posée est celle de la détermination de la valeur de ces expériences de pensée quand elles sont employées dans des œuvres de fiction. On répond que la mise en fiction d’une expérience de pensée, si elle reste associée à une visée argumentative, rend le public moins apte à penser correctement et peut conduire à la remise en question de ses valeurs les plus fondamentales, mais pour de mauvaises raisons. La puissance qu’a la fiction de mettre en scène ces scénarios imaginaires la munit donc du pouvoir de détériorer son public. Afin de justifier cette thèse, l’article s’appuie sur une analyse de la manière dont la série 24 heures chrono met en scène l’expérience de pensée de la bombe à retardement.
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