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Contrairement à ce qu’affirment certains détracteurs de 24 heures chrono qui soutiennent que la série exprime une vision simpliste du monde et une apologie à peine voilée de la torture, je défends l’idée qu’elle revêt en réalité une dimension hyper-morale en ce qu’elle propose une véritable éducation morale ouverte du public, et non moralisante – car basée sur la variation des points de vue et une réflexion pluraliste qui n’est jamais ni prédéfinie ni définitive. M’appuyant sur la théorie du développement moral de Lawrence Kohlberg, je montre en particulier comment le personnage principal Jack Bauer dépasse les deux grandes conceptions morales que sont l’utilitarisme et le déontologisme pour se révéler un authentique anti-héros, celui qu’on ne voudrait pas être et dont il ne faudrait pas avoir besoin. Mais Jack nous rappelle aussi ce qu’est l’exigence morale absolue, sa valeur tout autant que son prix et ses limites, illustrant ainsi l’exigence amorale de l’éthique kohlbergienne, marquée par l’excès, voire l’abus d’une exigence morale désespérée. Jack est-il alors une incarnation possible du stade cosmologique que Kohlberg avait fini par abandonner ? La série souligne en tous cas à quel point les héros sont fatigués et témoigne de la nécessité d’un changement politique qui permettrait à notre monde de ne plus avoir besoin de tels héros. Car si Jack Bauer en est un malgré tout, il l’est à la façon de Sisyphe – un héros de l’absurde.

En nous inspirant du travail de l’anthropologue Marika Moisseeff sur le rôle des séries télévisées dans la société, nous proposons ici une lecture de 24 heures chrono dans la perspective du philosophe Roberto Esposito. En effet, l’intrigue de cette série, qui est un classique des séries sécuritaires, place la source des angoisses et des vulnérabilités au sein même de la communauté qu’il s’agit de protéger. Or Esposito, en refondant une analyse de la communauté à partir de son élément constituant, le munus, à la fois obligation à l’égard des autres et liant même de l’espace communautaire, et de l’immunitas, dans sa double acception d’immunisation au sens biologique et d’immunité au sens d’exonération des obligations, ouvre une voie pour explorer à nouveaux frais l’apparente contradiction de ces séries, qui montrent la lutte contre la menace venant de l’extérieur comme minée par d’autres menaces, tout aussi dangereuses, venant de l’intérieur et qui, sous leur apparence rassurante, recèlent les angoisses les plus profondes.

In this article I will argue that 24 can be seen as a variation of the tendency towards “narrative complexity” in current US TV series. Its straight-jacketed adherence to chronological time may not allow for fundamental disturbances of the discourse characteristic of many of its cinematic and televised contemporaries, but 24 distinguishes itself by shifting complexity from conceptual and narratological levels to the realm of morality. By analyzing two episodes from different seasons, both closely related to actual political developments in the US War on Terror at the time, I will outline how the show hovers between (and plays with our expectations of) deontological and consequentialist (utilitarian) forms of moral reasoning.

Dans l’univers des comics et séries, le super-vilain, antagoniste du super-héros, est central. Représentant l’archétype du mal, il valorise les qualités héroïques et soulève des questions morales liées aux problématiques sociales. Ces personnages évoluent avec la société, témoignant de ses changements culturels et historiques, en particulier dans le contexte américain. Cette évolution, des premiers comics à aujourd’hui, montre une complexité et profondeur accrues. Les super-vilains, autrefois de simples figures maléfiques, incarnent désormais des nuances psychologiques et morales, reflétant des enjeux contemporains tels que la corruption, le terrorisme et les crises identitaires. De simples obstacles pour les héros, ils sont devenus des personnages qui servent de miroir à la société et expriment des craintes et préoccupations collectives. Ils sont désormais des figures complexes, stimulant la réflexion sur la morale, l’éthique et les dilemmes modernes. Leur étude révèle ainsi l’évolution de la culture populaire et des perceptions sociétales.
Le propre des super-héros est de vivre des aventures extraordinaires et des événements hors du commun : doués de super-pouvoirs, ils affrontent des super-vilains dans des combats épiques et des affrontements titanesques où la terre tremble, où l’on s’envoie des voitures à la figure comme des balles de tennis et où se succèdent explosions, immeubles réduits en poussière et épisodes de tension dramatique entre la vie et la mort. Les super-héros, par définition coupés du monde social ordinaire, ont des enjeux à leur mesure, enjeux qui ont plus à voir avec la fin du monde qu’avec la fin du mois. On imagine mal, en effet, Batman éplucher ses fiches de paye, Thor faire la queue à Pôle Emploi, Iron Man remplir sa déclaration d’impôts ou Captain America aller renégocier son taux de crédit avec son banquier ! Les super-héros semblent être à la fois au-dessus et au-delà, dans un « univers étendu » où les restrictions des contigences matérielles (au double sens du terme : physiques et financières) n’opèrent pas, pas pour eux en tout cas. Dans cette perspective, la trilogie Spider-Man (2002, 2004 et 2007) du réalisateur Sam Raimi (né en 1959), considérée unanimement comme la meilleure adaptation au cinéma du comics créé par Stan Lee et Steve Ditko en 1962, détone beaucoup par rapport à ce cadre. Certes, tous les ingrédients d’une histoire de super-héros sont bien là (suspense, romance, scènes d’action spectaculaires, enjeux dramatiques forts) mais la dimension sociologique et économique (et donc, par là même politique) n’est jamais passée sous silence, au point qu’on pourrait même y voir une trilogie sur la lutte des classes.

L’article explore les liens entre le masochisme moral du personnage principal de 24 heures chrono, Jack Bauer, et les catastrophes terroristes à répétition qui forment son univers. D’une part, la série vise, à travers le jeu des identifications proposées aux spectateurs, à leur procurer une jouissance masochiste plutôt que sadique. Ce « fantasme culturel » offre une scène masochiste qui vient érotiser le trauma sociétal du 11 Septembre et opère comme une tentative d’élaboration de l’effroi et de la sidération. L’univers auquel Jack doit s’affronter est construit sur le mode traumatique du « tout est possible, même l’impossible ». L’auteure montre que la réalité de 24 heures chrono s’apparente à celle du rêve : condensation, déplacement, distorsion et dilatation du temps, incohérence et instabilité des identités, renversement des contraires, etc. Par sa compulsion à sauver le monde quel que soit le prix à payer pour lui-même, le sens moral de Jack résiste en grande partie aux explications psychanalytiques européennes comme à la nosographie nord-américaine. Comme si l’après-11 Septembre avait généré d’autres constellations morales ou psychologiques, des humains différents dont Jack offrirait un prototype. Ces humains, loin d’être infaillibles, feraient dans un univers instable l’expérience de leur vulnérabilité.